— Tu ne fais rien ! tu m’entends ? Tu ne fais rien d’autre que ce que je te dis !
Silence. J’enchaîne. Il faut la forcer.
— Moi non plus je ne veux pas crever, Nicole ! Alors, tu fais ce que je dis, et rien d’autre ! Tu descends ! Tu prends à droite et tu le fais tout de suite, merde !
Je raccroche. J’ai tellement peur pour nous deux. Au fond de moi, je sais que ma stratégie est à peu près nulle. Mais j’ai beau fouiller, je ne trouve rien d’autre. Rien. Je laisse passer trois minutes, quatre, combien lui faut-il de temps pour se décider, descendre ? Puis je démarre. Personne ne s’attend à me trouver dans cette voiture. Pas même Nicole.
Faire vite.
Passer en force.
J’aborde au ralenti la rue Kloeckner, de loin, là-bas sur le trottoir de droite, la silhouette de Nicole, je roule dans sa direction, sa démarche est raide, si raide, j’arrive à sa hauteur, elle perçoit le bruit d’un moteur juste derrière, légèrement sur sa gauche mais elle ne tourne pas la tête, elle s’attend au pire à chaque microseconde, son pas est rigide, un pas de condamnée, je guette le bon moment, rien devant, rien derrière, j’accélère, je la dépasse de trois mètres, je pile, je me précipite hors de la voiture, je bondis sur le trottoir, j’attrape Nicole par le bras, elle étouffe un cri en me reconnaissant et avant qu’elle ait pu réagir, j’ouvre la portière passager, je la pousse dans la voiture, je fais le tour, je me réinstalle au volant, le tout n’a pas pris plus de sept à huit secondes, toujours rien devant, rien derrière, je redémarre en douceur, Nicole me regarde fixement, cette voiture, moi, tout lui paraît étrange, je ne sais pas si elle a maintenant moins peur, dans cette voiture silencieuse et glissante comme une onde et moi au volant mais elle ferme les yeux, je prends délicatement la première rue à droite, toujours rien devant, rien derrière, je ferme les yeux un court instant moi aussi et quand je les rouvre, à trente mètres devant moi, je reconnais la silhouette féline de Fontana, il court le long du trottoir et disparaît, j’accélère, sans réfléchir, je dépasse le niveau de la rue où il s’est engouffré d’où émerge le mufle d’un 4×4 noir haut comme un autobus, instinctivement j’active le blocage des portières, Nicole sursaute, elle comprend qu’il se passe quelque chose d’anormal, j’enfonce l’accélérateur, la voiture fait un bond, Nicole hurle lorsque l’accélération la cloue à son fauteuil, la voiture de Fontana tourne derrière nous, je vire à gauche, je roule déjà vite et j’accroche au passage l’arrière d’un véhicule à l’arrêt, soubresaut, nouveau cri de Nicole qui attrape la ceinture de sécurité et la boucle avec un claquement sec. La circulation n’est pas très dense dans ce quartier, elle se concentre sur les deux grands boulevards qui s’enfoncent vers le cœur de Paris ou s’éloignent vers la banlieue. À l’intersection suivante que je franchis sans même décélérer, une Renault 25 rouge avec d’immenses pare-chocs stoppe soudainement pour me laisser passer, c’est Charles qui vient nous rejoindre.
Je l’avais oublié, Charles.
Il nous voit passer à toute allure, à peine le temps de lever le bras, nous sommes loin et dans la seconde suivante, il y a un 4×4 noir à notre poursuite. Je sais que Charles va mettre le temps mais il va comprendre, pas le loisir de réfléchir à cette question, j’aborde le boulevard, je le prends sur la droite, une cohorte de voitures bloquées dans un embouteillage, si je m’arrête Fontana va se précipiter sur nous, il va tirer dans les vitres, ouvrir les portières en force, je ne pourrai rien faire, c’est la seule chose dont il a besoin, qu’on s’arrête juste le temps de nous sauter dessus, le reste il en fait son affaire, il peut coller immédiatement une balle dans la tête de Nicole le temps de me paralyser et de me tabasser pour me fourrer de force dans le 4×4 conduit par Yasmine…
Nous arrivons sur la dernière voiture de la file, je ne sais pas quoi faire, Nicole avance les deux mains vers le tableau de bord en voyant fondre sur nous la file de voitures arrêtées, je bascule brusquement le volant sur la gauche, j’accélère et je remonte à contresens la file de gauche, klaxon à fond, toutes lumières allumées. Fontana fait un coup que je n’aurais jamais imaginé, il déclenche une sirène de police, un bras sort et colle un gyrophare sur le toit, il a tous les culots, ça en dit long sur sa détermination, pour tout le monde nous voici pris en chasse, personne ne fera plus un geste pour nous faciliter le passage. Nous sommes poursuivis. La ville entière va se tourner contre nous. Je ne sais pas comment ça se fait, nous avons dû emprunter des trajectoires symétriques mais c’est de nouveau la voiture de Charles que je croise, un coup de volant à droite pour l’éviter, à gauche pour redresser, Nicole s’est blottie dans son fauteuil, les pieds ramenés sous elle, elle a baissé la tête, croisé ses deux mains sur sa nuque comme si elle voulait se protéger contre la chute du toit, mais dès qu’elle entend la sirène de police, elle se tourne vers la lunette arrière, pleine d’espoir. Dès qu’elle comprend le piège dans lequel je nous ai précipités, elle reprend sa position fœtale et commence à pousser des petits cris.
Au passage, les yeux de Charles, grands ouverts sur moi.
Puis sur la voiture qui nous poursuit.
Je ne réfléchis plus, je ne suis qu’une boule de réflexes, heureux ou non, mortels ou non, je braque violemment à gauche, j’emprunte une rue, je tourne à droite, à gauche, je ne sais plus dans quel sens je vais, dès qu’un obstacle apparaît je prends ailleurs, une rue, une deuxième, une troisième, j’accroche des voitures ici et là, j’évite des passants, des vélos, de l’aile gauche je heurte un autobus qui quitte son arrêt, Fontana est toujours derrière nous, plus ou moins loin, je ne sais plus où aller et soudain, c’est étrange, nous voici dans une rue à sens unique, interminable et droite qui longe le boulevard périphérique.
Bordée de chaque côté par des voitures en stationnement.
Immense et droite comme un I.
Sens unique. Une seule voie.
On en voit à peine le bout.
J’accélère à fond, dans le rétroviseur j’aperçois le véhicule de Fontana. Je ne conduis pas assez bien, pas assez vite avec les mains qu’il m’a détruites. Fontana attrape le gyrophare et le retire, la sirène de police s’éteint, à cinquante mètres derrière nous le 4×4 conserve une vitesse constante parce qu’il n’y a plus de fuite possible.
Je ne parviens pas à garder une trajectoire droite, je ne cesse de naviguer, je frôle les voitures tantôt de mon côté, tantôt du côté de Nicole.
Au bout, à plusieurs centaines de mètres, un feu rouge là où la rue débouche sur un large boulevard où s’écoule un flot dense de véhicules… Autant dire, un mur. Dans le désespoir de la situation bloquée, j’accélère encore.
Mais c’est terminé.
Même Nicole comprend cela.
Ce boulevard vers lequel nous nous précipitons, c’est comme une voie rapide. S’arrêter là, avec Fontana derrière nous, c’est descendre de voiture sur une piste de formule 1. Traverser en force, c’est couper la route à un TGV…
Nicole se redresse dans son fauteuil, face à l’obstacle qui, là-bas, va nous couper irrémédiablement la route.
La lunette arrière explose. Fontana nous tire déjà dessus. Il va gagner du temps lorsqu’il passera à l’abordage. L’habitacle donne l’impression de s’écarteler, le vent s’engouffre avec les débris de verre. Nicole se recroqueville.
Et voilà l’image de fin.
Voilà comment se termine l’histoire.
Ici. Dans quelques instants.
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