Pendant le dîner, parfaitement silencieux, Valérie a lu le long document que Sophie a écrit à la main au cours de la journée. De temps à autre, au cours de sa lecture, elle lui a tendu une page avec un regard dubitatif. Sophie a alors repris le stylo et calligraphié certains mots avec application. Valérie a lu très lentement, elle n’a cessé de faire non de la tête, pour elle-même, tellement tout ça lui semble dingue. Sophie a allumé la télévision. Grâce au son, elles ont pu recommencer à communiquer à voix très basse. À Valérie, cet excès de précaution semble un peu ridicule. Sophie lui serre le bras en silence en la regardant bien en face. Valérie avale sa salive. En chuchotant, Sophie a demandé : « Tu peux m’acheter un ordinateur portable, un très petit ? » Valérie a levé les yeux vers le plafond. Quelle question…!
Elle a donné à Sophie tout ce qui était nécessaire pour refaire ses pansements. Sophie a fait ça avec beaucoup d’application. Elle semblait très pensive. Elle a relevé la tête et demandé :
— Tu sors toujours avec ta petite pharmacienne ?
Valérie a opiné. Sophie a souri :
— Elle ne peut toujours rien te refuser ?
Peu après, Sophie a baillé, ses yeux se sont mis à pleurer de fatigue. Elle souriait pour s’excuser. Elle n’a pas voulu dormir seule. Avant de s’endormir, elle serre Valérie dans ses bras. Elle veut dire quelque chose mais les mots ne lui viennent pas. Valérie ne dit rien non plus. Elle resserre simplement son étreinte.
Sophie s’est endormie comme une masse. Valérie la tient contre elle. Chaque fois que ses yeux croisent ses pansements, elle a un haut-le-cœur, un frisson la parcourt tout entière. C’est étrange. Depuis plus de dix ans, Valérie aurait donné n’importe quoi pour avoir Sophie ainsi contre elle, dans son lit. « Il faut que ce soit maintenant. Et comme ça… », se dit-elle. Ça lui donne envie de pleurer. Elle sait combien ce désir-là a pesé dans son geste de la serrer dans ses bras lorsqu’elle est apparue.
Il était presque 2 heures du matin lorsque Valérie a été réveillée par la sonnette d’entrée : Sophie avait passé près de deux heures à vérifier que l’immeuble n’était pas surveillé… Quand elle a ouvert la porte, Valérie a immédiatement reconnu l’ombre de Sophie dans la jeune femme qui attendait là, les bras ballants, serrée dans un blouson de vinyle noir. Un visage de droguée, voilà ce qu’a immédiatement pensé Valérie. Parce qu’elle paraissait dix ans de plus que son âge, que ses épaules étaient basses, ses yeux cernés. Son regard disait son désespoir. Valérie a instantanément eu envie de pleurer. Elle l’a serrée dans ses bras.
Maintenant, elle écoute sa respiration lente. Sans remuer, elle tâche de voir son visage mais n’aperçoit que son front. Elle a envie de la retourner, de l’embrasser. Elle sent les larmes monter. Elle écarquille les yeux pour ne pas céder à cette tentation trop facile.
La plus grande partie de la journée, elle a tourné et retourné les éclaircissements, les interprétations, les hypothèses, les signes dont Sophie l’a submergée la nuit précédente, après leurs retrouvailles. Elle a revécu les innombrables coups de fil, les e-mails angoissés que, pendant des mois, Sophie lui a adressés. Tous ces mois où elle a cru que Sophie sombrait dans la folie. Sur la table de nuit de l’autre côté du lit, elle sent la présence de la petite photo d’identité de Sophie qui est sa plus chère possession, son trésor de guerre. Ce n’est pourtant pas grand-chose : le genre de portrait automatique et maladroit, sur fond terne, qui fait sale même neuf, qui vous navre quand il apparaît à la sortie de l’appareil, dont vous vous dites que, pour une carte de transport, « ça n’a pas d’importance », mais que vous recroisez toute l’année en vous désolant de vous trouver si moche. Sur ce cliché, que Sophie a patiemment protégé de multiples couches de ruban adhésif transparent, elle a un visage un peu idiot, un sourire contraint. Le flash de l’appareil, explosif, lui a plaqué sur le visage une teinte blanche, cadavérique. Malgré tous ces défauts, cette petite chose est sans aucun doute l’objet le plus précieux de Sophie. Pour cette photo, elle donnerait sa vie, si ce n’était pas déjà fait…
Valérie imagine Sophie le jour où elle la trouve, elle devine sa stupeur. Elle la voit, hébétée, la tourner et la retourner entre ses doigts. À cet instant, Sophie est trop perturbée pour comprendre : elle a dormi une dizaine d’heures d’affilée, s’est réveillée plus pâteuse que jamais, son crâne est prêt à exploser. Mais cette découverte lui fait un tel effet qu’elle se traîne jusqu’à la salle de bains, se déshabille et monte dans la baignoire, fixe la pomme de douche au-dessus de sa tête puis, après un court instant d’hésitation, brutalement, elle ouvre en grand le robinet d’eau froide. Elle est saisie par la violence du choc, au point que son cri se coince dans sa gorge. Elle manque défaillir, se retient à la cloison en faïence, ses pupilles se dilatent mais elle reste sous le jet, les yeux grands ouverts. Quelques minutes plus tard, emmitouflée dans la robe de chambre de Frantz, elle est assise à la table de la cuisine, elle tient un bol de thé brûlant et fixe la photo qu’elle a posée sur la table, devant elle. Elle a beau retourner les éléments dans tous les sens, la migraine peut lui marteler les tempes, il y a là une impossibilité définitive. Elle a envie de vomir. Sur une feuille de papier, elle a retrouvé des dates, reconstitué des suites logiques, recoupé des événements. Détaillant la photo, elle a observé la coiffure de cette époque, analysé les vêtements qu’elle porte ce jour-là… La conclusion est toujours la même : cette photo est celle qui figurait sur sa carte de transport en 2000, la carte qu’elle conservait dans le sac qu’un motard lui a volé en ouvrant brutalement la portière de sa voiture à un feu rouge, rue du Commerce.
Question : comment peut-elle l’avoir retrouvée dans la doublure d’un sac de voyage de Frantz ? Frantz ne peut pas l’avoir trouvée dans les affaires de Marianne Leblanc, parce que cette photo était perdue depuis plus de trois ans !
Elle cherchait d’anciennes tennis dans le placard de l’entrée, sa main par accident est passée dans la doublure d’un vieux sac de Frantz et elle en est ressortie avec ce cliché de trois centimètres carrés… Elle consulte l’horloge murale de la cuisine. Il est trop tard pour commencer. Demain. Demain.
Dès le lendemain et jour après jour, Sophie retourne l’appartement tout entier de manière parfaitement invisible. Elle a en permanence des écœurements épouvantables : à force de s’obliger, depuis ce jour-là, à vomir les médicaments que Frantz lui donne (celui-ci contre les migraines, celui-là pour favoriser le sommeil, celui-ci encore contre l’anxiété, « ce n’est rien, c’est à base de plantes… »), il arrive à Sophie d’être prise de nausées, elle n’a que le temps de courir jusqu’à la salle de bains ou aux toilettes. Dans son ventre, tout est détraqué. Malgré cela, elle fouille, retourne, explore, examine l’appartement de fond en comble : rien. Rien d’autre que ça, mais c’est déjà si considérable…
La voici ramenée à d’autres questions, bien plus anciennes. Sophie court des heures et des heures, des jours entiers après d’autres réponses qui ne viennent pas. Certaines fois, elle en est littéralement enflammée, comme si la vérité était une source de chaleur et qu’elle ne cessait de s’y brûler les mains, sans parvenir à la voir.
Et d’un coup, elle y arrive. Ce n’est pas une révélation, c’est une intuition, spontanée comme un coup de tonnerre. Elle regarde fixement son téléphone portable posé sur la table du salon. Calmement, elle le saisit, l’ouvre, en retire la batterie. Avec la pointe d’un couteau de cuisine, elle dévisse une seconde plaque et découvre une minuscule puce électronique de couleur orange, fixée avec un autocollant double face qu’elle retire patiemment à l’aide d’une pince à épiler. À la loupe, elle distingue un code, un mot, des chiffres : SERV.0879, puis plus loin : AH68- (REV 2.4).
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