Quelques minutes plus tard, Google renvoie à un site américain de fournitures électroniques, à la page d’un catalogue et en face de la référence AH68, la codification « GPS Signal ».
— Où étais-tu ? a demandé Frantz, affolé. Quatre heures, tu te rends compte, ne cessait-il de répéter comme s’il n’y croyait pas lui-même.
Quatre heures…
C’est deux jours plus tôt. Juste le temps pour Sophie de quitter la maison, de prendre le car pour faire les dix-huit kilomètres jusqu’à Villefranche, de commander une boisson dans un café, d’aller dissimuler son téléphone portable dans les toilettes avant de sortir et de monter au restaurant panoramique du marché Villiers, qui offre une si belle vue sur la ville, sur la rue, et sur le café devant lequel, moins d’une heure plus tard, Frantz, visiblement prudent mais inquiet, passe deux fois de suite en moto pour tenter d’apercevoir Sophie…
De tout ce que Sophie a raconté à Valérie la nuit dernière, c’est cela qui subsiste : cet homme qu’elle a épousé pour mieux fuir est son tortionnaire. Cet homme contre qui elle se couche toutes les nuits, qui se couche sur elle… Cette fois, les larmes de Valérie ne trouvent plus de barrage et coulent silencieusement dans la chevelure de Sophie.
M. Auverney, revêtu d’une combinaison bleue, les mains protégées par des gants de chantier, est en train de décaper son portail. Depuis deux jours, Frantz note ses faits et gestes, ses déplacements, mais ne disposant d’aucun élément de comparaison, il lui est impossible de savoir s’il y a un quelconque changement dans ses habitudes. Il a observé très attentivement la maison pour guetter le moindre signe de vie en son absence. Rien ne bouge. A priori, l’homme est seul. Frantz l’a suivi dans quelques-uns de ses déplacements. Il conduit une VW spacieuse et assez récente, gris métallisé. Hier, il a fait des courses au supermarché, il est allé prendre de l’essence. Ce matin, il s’est rendu à la poste, il est ensuite resté presque une heure à la préfecture puis il est rentré chez lui après un détour par la jardinerie, où il a acheté des sacs de terreau horticole qu’il n’a d’ailleurs toujours pas déchargés. Le véhicule est garé devant le hangar qui lui sert de garage et qui comprend deux larges portes, dont une seule suffit à laisser passer la voiture. Frantz est contraint de lutter contre l’envahissement par le doute : au bout de deux jours, attendre ainsi semble vain et il a été souvent tenté de changer de stratégie. Mais il a beau retourner la question dans tous les sens : c’est ici et nulle part ailleurs qu’il doit attendre Sophie. Vers 18 heures, Auverney a refermé le bocal de décapant, il est allé se laver les mains au robinet extérieur. Il a ouvert le coffre de sa voiture pour décharger ses sacs de terreau mais devant leur poids, il s’est ravisé. Il a préféré entrer la voiture dans le hangar pour les décharger.
Frantz scrute le ciel. Pour le moment, il est clair et sa position n’est pas menacée.
Lorsque la voiture a été rentrée dans le hangar et que Patrick Auverney en a ouvert le coffre pour la seconde fois, il a regardé sa fille, couchée là en chien de fusil depuis plus de cinq heures, et il s’en est fallu d’un cheveu qu’il ne parle à voix haute. Mais Sophie avait déjà la main tendue vers lui et le regard impératif : il s’est tu. Quand elle a été sortie, elle a fait quelques mouvements d’assouplissement mais déjà elle scrutait le hangar. Puis elle s’est retournée vers son père. Elle l’a toujours trouvé beau. Lui ne pourra pas lui avouer : il l’a trouvée méconnaissable. Amaigrie, épuisée. Elle a des cernes bleus sous ses yeux brillants, comme fiévreux. Son teint est parcheminé. Il est affolé et elle l’a compris. Elle s’est serrée contre lui en fermant les yeux et s’est mise à pleurer en silence. Ils sont restés ainsi une minute ou deux. Puis Sophie s’est séparée de lui, elle a cherché un mouchoir en souriant à travers ses larmes. Il lui a tendu le sien. Elle l’a toujours trouvé fort. Elle a sorti une feuille de papier de la poche arrière de son jean. Son père a sorti ses lunettes de la poche de sa chemise et s’est mis à lire attentivement. Au cours de sa lecture, de temps à autre, il la regarde, effaré. Il regarde aussi son pansement au poignet : ça le rend malade. Il hoche la tête l’air de dire : « Ce n’est pas possible. » À la fin de sa lecture, il fait OK avec son pouce, comme c’est exigé dans le document. Ils se sourient. Il replace ensuite ses lunettes, ajuste sa tenue, respire un grand coup et quitte le hangar pour aller s’installer dans le jardin.
Quand Auverney est ressorti du hangar, il est allé disposer le salon de jardin dans une zone ombragée à quelques mètres de là, puis il est entré dans la maison. Aux jumelles, Frantz l’a vu passer dans la cuisine puis dans le salon. Il est ressorti quelques minutes plus tard avec son ordinateur portable, deux dossiers dans des chemises en carton, et il s’est installé à la table de jardin pour travailler. Il consulte peu ses notes et tape vite sur le clavier. D’où il se trouve, Frantz le voit de trois quarts dos. De temps en temps, Auverney sort un plan, le déroule, vérifie une cote, fait de rapides calculs à la main sur la couverture même de son dossier. Patrick Auverney est un homme sérieux.
La scène est effroyablement statique. N’importe quelle vigilance serait prise en défaut, mais pas celle de Frantz. Quelle que soit l’heure, il ne quittera son poste d’observation que bien longtemps après que la dernière lumière sera éteinte dans la maison.
p.auverney@neuville.fr — Vous êtes connecté.
— Tu es là ???
Sophie a mis près de vingt minutes à s’organiser un poste de travail convenable sans faire le moindre bruit. Elle a empilé des cartons dans un angle mort. Avec une vieille couverture, elle a recouvert une table de bricolage. Puis elle a ouvert l’ordinateur portable et s’est connectée au système Wi-Fi de la maison de son père.
Souris_verte@msn.fr — Vous êtes connecté.
— Papa ? Je suis là.
— Ouf !
— STP, n’oublie pas : pense à varier tes gestes, consulte tes notes, fais des trucs « pro »…
— Je suis un « pro » !
— Tu es un papa-pro.
— Ta santé ?????
— Pas d’inquiétude.
— Tu plaisantes ?
— Je veux dire : plus d’inquiétude. Je vais remonter.
— Tu me fais peur.
— À moi aussi, je me suis fait peur. Mais cesse de t’inquiéter, tout va aller bien maintenant. Lu mon e-mail ?
— Je suis en train. Je l’ai ouvert dans une autre fenêtre. Mais avant tout : je t’aime. Tu me manques beaucoup. BEAUCOUP. Je t’aime.
— Je t’aime aussi. C’était si bon de te retrouver, mais NE ME FAIS PAS PLEURER MAINTENANT STP !!!
— OK. Je garde tout ça pour plus tard. Pour après… Dis-moi, tu es certaine que ce qu’on fait là sert à quelque chose parce que sinon, on a l’air un peu cons, tous les deux…
— Lis bien mon e-mail : je peux te jurer que s’il est là, il est EN TRAIN de t’observer.
— J’ai l’impression de jouer dans un théâtre vide.
— Alors, rassure-toi : tu as UN spectateur ! Et TRÈS attentif, même !
— S’il est là…
— Je SAIS qu’il est là.
— Et tu penses que RIEN ne lui échappe ?
— Je suis la preuve vivante que rien ne lui échappe.
— Ça fait réfléchir…
— Quoi ?
— Rien…
— Hou hou ?
— …
— Papa, tu es là ?
— Oui.
— Tu as fini de réfléchir ?
— Pas vraiment…
— Tu fais quoi ?
— Maintenant je fais des gestes. Je reprends ton e-mail.
— OK.
— C’est tellement dingue et en même temps ça me fait un bien fou…!
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