Il ne vit Marc qu’à la dernière minute, tout en noir dans l’obscurité de la place de la gare. Ce type avait le don d’apparaître devant vous à n’importe quel instant et de vous refiler son agitation si on n’y prenait pas garde.
— Qu’est-ce que tu fous ici ? demanda Louis. Tu ne surveilles pas ?
— Mathias est à l’affût devant chez les Sevran et les Darnas dînent chez le maire. Je suis venu te chercher, c’est aimable, non ?
— Bien, dis-moi ce qui se passe mais je t’en prie, résume-toi.
— Lina Sevran s’apprête à se faire la malle en douce.
— Tu es sûr ?
— J’ai escaladé le toit de la maison d’en face et j’ai regardé. Une petite valise, un sac à dos, elle ne prend que le strict nécessaire. Quand Sevran est sorti, elle a filé se commander un taxi pour demain six heures. Je peux dilater ou je continue à résumer ?
— Cherche un taxi, dit Louis. Faut qu’on se grouille. Où est Guerrec ?
— Il a emmené Jean en garde à vue et le curé fait la gueule. Cet après-midi, Guerrec était auprès de Gaël, toujours pareil. Mathias a bien travaillé sur son site archéologique…
— Vite, cherche un taxi.
— Je te parlais du site de Mathias, merde.
— Mais bon sang ! dit Louis en s’agitant à son tour, tu ne peux donc pas trier les urgences ? Qu’est-ce que tu veux que j’en foute, du site archéologique de Mathias ? Qu’est-ce que tu veux que j’en foute si vous êtes cinglés tous les deux ?
— T’as de la chance que je sois le bon type qui te prête sa jambe et sa patience, mais il n’en reste pas moins que le site de Mathias, c’est une tombe. Et si tu veux que je résume, que je compacte, c’est la tombe de Diego creusée à faible profondeur, le corps couvert par un lit de cailloux et le tout scellé par deux des pieds de la colossale Machine à rien. C’est comme ça.
Louis tira Marc à l’écart de la sortie de la gare.
— Explique-toi, Marc. Vous avez ouvert ?
— Mathias n’a pas besoin d’ouvrir la terre pour savoir ce qu’il y a dessous. Un rectangle d’orties qui ne poussent pas comme les autres et ça lui suffit. Le rectangle tombal est coincé sous la Machine à rien, je te dis. Machine à rien, mon œil. Ça m’étonnait aussi qu’un gars comme Sevran se soit crevé pour zéro, ce n’est pas son profil. Avec l’ingénieur, il faut que tout serve. Je sens les gars qui ont le goût de l’inutile, on repère toujours ses pareils. Lui, il a le sens exaspéré de l’utile. Alors, sa machine, elle sert diablement bien à quelque chose. À coincer la tombe de Diego, deux pieds de fer par-dessus et on n’y touche plus. Je me suis renseigné à la pause bouffe auprès du maire. C’est à cet endroit qu’on devait installer la grande surface. Tu imagines les dégâts en creusant les fondations ? Mais Sevran a proposé une grande machine, c’est lui qui a convaincu le maire, c’est lui qui a déterminé l’emplacement exact dans le sous-bois. Pour l’amour de l’art, on a déplacé l’installation de la grande surface de cent vingt mètres en arrière. Et Sevran a monté sa machine sur la tombe.
Satisfait, Marc traversa la place en flèche pour arrêter un taxi. Louis le regarda courir en se mordant la lèvre. Bon sang, pour la machine, il n’avait pas été clairvoyant. Marc avait entièrement raison, Sevran n’était en aucun cas un homme de l’inutile. Un piston doit pistonner, un levier lever, et une machine servir.
Ils arrêtèrent le taxi à cinquante mètres de chez les Sevran.
— Je ramasse Mathias, dit Marc.
— Où est-il ?
— Là, planqué, la masse noire sous la masse noire dans la masse noire.
En plissant les yeux, Louis distingua le grand corps replié du chasseur-cueilleur qui guettait la maison sous la pluie fine. Avec ce type à l’affût devant la porte, on ne voit pas comment on aurait pu se tirer.
Louis s’approcha de la porte et sonna.
— C’est ce que je craignais, ils ne vont pas répondre, Mathias, enfonce une porte-fenêtre.
Marc enjamba la porte-fenêtre brisée et aida Louis à la franchir. Ils entendirent Sevran dévaler l’escalier et le stoppèrent à mi-chemin. Il avait l’air affolé et il tenait un pistolet en main.
— Une seconde, Sevran, ce n’est que nous. Où est-elle ?
— Non, je vous en prie, vous ne comprenez pas, vous…
Louis poussa doucement l’ingénieur et monta à la chambre de Lina, suivi de Marc et Mathias.
Lina Sevran était installée raide à une petite table ronde. Elle s’était arrêtée d’écrire. La bouche trop grande, les yeux trop vastes, les cheveux trop longs, tout inquiéta Marc dans sa posture fixe, défaite, la main qui se serrait autour du stylo. Louis s’approcha, prit la feuille et lut en murmurant :
— Je m’accuse des meurtres de Marie, de Diego et de mon mari. Je m’accuse et je disparais. J’écris ceci dans l’espoir que mes enfants …
Louis reposa la feuille d’un geste fatigué. L’ingénieur croisait et décroisait ses mains en une sorte de prière torturée.
— Je vous en prie, dit Sevran à moitié criant, laissez-la aller ! Qu’est-ce que ça change, hein ? Les enfants ! Laissez-la aller, je vous en prie… Dites-lui, je vous en prie… J’ai voulu qu’elle parte, mais elle ne m’écoute plus, elle dit qu’elle est terminée, qu’elle n’a plus la force et… je viens de la trouver là, en train d’écrire ça, avec le pistolet… Je vous en prie, Kehlweiler, faites quelque chose ! Dites-lui de partir !
— Et Jean ? demanda Louis.
— Ils n’auront pas de preuves ! On dira que c’est Diego, hein ? Diego ! On dira qu’il est toujours vivant, qu’il est revenu tuer tout le monde, hein ? Et Lina partira !
Louis grimaça. Il fit un signe à l’ingénieur qui s’était tassé sur une chaise, et emmena Marc et Mathias en bas, dans la salle des machines, où ils chuchotèrent un court moment dans l’ombre des bécanes.
— C’est d’accord ? dit Louis.
— C’est prendre un gros risque, murmura Marc.
— Il faut tenter ça pour elle, ou elle est foutue. Allez, Mathias, file.
Mathias ressortit par la fenêtre cassée et Louis remonta à l’étage.
— C’est entendu, dit-il à l’ingénieur. Mais d’abord, on passe à la grande machine. On a un truc à y régler. Lina, ajouta-t-il en baissant la voix, prenez votre valise.
Comme Lina ne bougeait toujours pas, il la souleva doucement des deux bras et la poussa vers la porte.
— Marc, prends sa valise et son sac, son manteau aussi, il flotte.
— Où est l’autre, le grand ? demanda Sevran la voix inquiète. Il a filé ? Il est parti prévenir ?
— Il est parti couvrir.
Les trois hommes et Lina marchèrent sous la pluie. Quand ils aperçurent au loin la silhouette géante de la Machine à rien, Louis demanda à Marc de rester au guet à l’arrière. Marc s’arrêta et les regarda continuer en silence. Louis tenait toujours Lina par l’épaule. Elle se laissait pousser, sans plus de réaction qu’une folle apeurée.
— Voilà, dit Louis en s’arrêtant au pied de la grande ferraille. Qu’est-ce qu’on fait de ça, Sevran ? dit-il en désignant le sol. Car c’est bien là qu’est Diego ?
— Comment vous l’avez su ?
— Il y a ici quelqu’un qui sait distinguer l’inutile vrai de l’inutile trafiqué, et un autre qui sait lire sous la terre. À eux deux, ils pouvaient comprendre que ce monument de l’inutile servait de toute sa masse à sceller Diego. C’est bien ça ?
— Oui, chuchota Sevran dans la nuit. Quand Lina a compris que Diego avait décidé de l’accuser du meurtre de Thomas, elle l’a entraîné dehors. Diego a accepté de discuter, mais il avait pris son fusil. Le vieil homme était fragile, elle l’a eu facilement et elle l’a abattu. Je les avais suivis, j’ai vu Lina tirer sur lui. J’étais atterré, j’ai tout appris ce soir-là, l’assassinat de Thomas, et puis ce crime… Et en quelques secondes, je me suis décidé à aider Lina, toujours. Je l’ai ramenée à la maison, j’ai pris une pelle, je suis reparti en courant, j’ai tiré le corps dans le bois, je l’ai enterré, j’ai mis des pierres dessus, j’étais en sueur, j’avais peur, j’ai bien rebouché, tassé, étalé des aiguilles de pin… Puis j’ai été poser le fusil sur le port et j’ai détaché une barque. Ce n’était pas brillant, mais il fallait improviser vite. Et puis tout s’est calmé, Lina aussi.
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