Trempé comme il l’était, ça n’aurait rien changé qu’il mette directement son genou dans la source.
Louis avait posé Bufo au bord de la fontaine.
— Bouffe, Bufo, bouffe, c’est tout ce que je te demande.
Louis remaillait ses pensées, chapitre après chapitre, un œil sur son crapaud.
— Écoute-moi en bouffant, ça peut t’intéresser. Chapitre un, Lina évacue son mari par le balcon. Chapitre deux, Diego Lacasta pige que Lina a tué et ferme sa gueule pour ne pas peiner Marie, qu’il aime. Tu me suis ? Et comment pige-t-il ça, Diego ? Entre l’enquête à Paris et le retour en Bretagne, qu’est-ce qu’il voit, qu’est-ce qu’il pige, où, comment ? Il n’y a au fond qu’une seule chose intéressante entre Paris et Quimper, c’est le train, le voyage en train. Donc, chapitre trois, Diego voit un truc dans le train, ne me demande pas quoi, et quatre, Diego continue à fermer sa gueule pendant sept ans, même cause, même effet. Cinq, Lina Sevran se débarrasse de Diego.
Louis avait mis sa jambe à tremper dans la fontaine, c’était glacé. On pourrait espérer, quand même, que les eaux miraculeuses soient tièdes, eh bien même pas. Bufo, par petits bonds lourds et prudents, s’était éloigné d’un mètre.
— Tu m’agaces, t’es trop con.
Six, Marie doit emménager chez les Sevran. Elle vide sa petite maison et le bureau intact de Diego. Elle tombe sur un papier, un machin, où Diego a consigné l’histoire, c’est dur de tout garder pour soi. Sept, Lina Sevran, qui redoute et surveille ce déménagement, massacre aussitôt la vieille Marie. Là-dessus, le chien, la grève, le doigt, l’excrément, on passe.
Louis sortit la jambe de l’eau gelée de la source. Quatre minutes dans le miracle, ça devrait suffire. Huit, les flics rappliquent. Lina jette un chiffon rouge pour égarer le billet anonyme, parade banale, efficace. Elle dénonce le couple de la cabane et elle bascule le jeune Gaël, on finira bien par épingler Jean, qui ne sera pas capable de se défendre, c’est certain. Neuf, le mari s’en doute et la protège. Dix, elle est cinglée, dangereuse, elle va débrancher le jeune Gaël.
Louis rattrapa Bufo et se releva avec effort. Le froid de l’eau lui avait comme tapé le genou au marteau. Il fit quelques pas en tirant sa jambe, doucement, pour remettre les muscles en marche. Dix minutes de plus dans l’eau miraculeuse et on en claque.
Un seul obstacle. Comment fait-elle pour taper ce billet sur la Virotyp ? Guerrec a fait des interrogatoires recoupants là-dessus, Lina n’a pas quitté le bar avant que lui-même n’en sorte avec les flics, la boulette de papier en poche. Donc ? Elle ne peut tout de même pas avoir lyophilisé la bécane ?
Louis jeta un coup d’œil plus bas, vers l’église. Apparemment, le curé avait réussi à faire son entrée. Il redescendit lentement la pente jusqu’au lieu de l’attroupement et attrapa Sevran par l’épaule. Savoir ce qui s’était passé en Diego, savoir s’il était survenu quoi que ce soit dans le train du retour, il y a douze ans, dans le Paris-Quimper.
Sevran fronça les sourcils, il n’aimait pas la question. Et puis c’était trop loin, il ne se souvenait plus.
— Je ne saisis pas le rapport. Vous ne voyez pas que c’est une histoire de cul ? dit-il en désignant l’église. Vous ne l’entendez pas pleurer comme un dingue, cet imbécile de Jean ?
— J’entends, mais quand même. C’était un voyage spécial, insista Louis, souvenez-vous. Votre ami Marcel Thomas venait de mourir, vous étiez resté à Paris plusieurs jours pour l’enquête. Réfléchissez, c’est important. Diego a-t-il vu quelqu’un dans le train ? Un ami ? Un amant de Lina ?
Sevran réfléchit plusieurs minutes, la tête baissée.
— Si, dit-il, on a rencontré quelqu’un. Je ne l’ai vu qu’à l’arrivée, Diego et moi occupions des places séparées dans le wagon. Mais c’est un type qui faisait fréquemment les allers-retours, rien de plus normal. Il connaissait à peine Lina, ils se rencontraient ici quand elle et son mari venaient en vacances, c’est tout, vous pouvez me croire.
— Il était au courant du drame ?
— Je suppose, c’était paru dans le journal.
— Et si ce type avait semblé plus heureux que ne l’exigeaient les circonstances ? Si Diego avait vu ça, depuis sa place ? Où était-il assis ?
— En arrière du wagon. L’homme pas loin de lui, moi devant, dans un quatre-places. Je ne les ai vus qu’en descendant, je ne sais pas ce qu’ils ont pu se dire.
— C’est vrai que Diego avait changé ?
— Dès le lendemain, reconnut Sevran. J’ai cru que c’était le contrecoup. Comme ça a duré, j’ai pensé que quelque chose ne tournait pas rond, en Espagne. Il avait une famille vaste et compliquée. Et puis quoi, ça n’a pas de sens, tout cela.
— Qui était l’homme du train ?
L’ingénieur essuya son visage sous la pluie. Il était contrarié, agacé.
— Ça n’a pas de sens, répéta-t-il, c’est de la voltige, pas autre chose. Jamais Lina…
— L’homme du train ?
— Darnas, lança Sevran.
Louis resta figé sous la pluie pendant que, mécontent, l’ingénieur s’en allait.
Là-bas, devant le porche, le curé amenait doucement Jean, et Guerrec s’approchait. Jean tenait son visage dans ses mains et hurlait dès qu’on le touchait.
Louis repassa à l’hôtel pour changer ses fringues trempées. La grosse figure de Darnas occupait le devant de ses yeux. Darnas il y a douze ans, moins gras, très riche, et le mari de Lina, accroché mais âgé, mais impécunieux, on fait l’échange. Ensuite, quelque chose dérape. C’est Pauline qui emporte Darnas et Sevran qui épouse Lina. Le rôle de Pauline là-dedans ? Louis serra un peu Bufo dans sa poche.
— Ça va mal, mon vieux, lui dit-il, on y pensera dans le train.
Il ramassa un billet que lui avait glissé Marc. Marc avait un sérieux penchant pour les petits mots.
« Fils du Rhin.
J’ai emmené le chasseur-cueilleur voir la Machine à rien. Ne laisse pas ton crapaud faire le con dans la salle de bains, etc. Marc. »
Louis passa par la machine. Devant le regard impassible de Mathias, Marc courait de la manivelle au levier et remettait les messages à Mathias. Marc le vit et vint à sa rencontre. Mathias resta près du socle de la machine, l’œil fixé à terre.
— Je fais un saut à Rennes, dit Louis, des bouquins à consulter. Je rentre ce soir. Quand vous aurez fini avec les oracles, gardez un œil toute la journée sur la maison Sevran et la maison Darnas, c’est possible ?
— Darnas ? dit Marc.
— Je n’ai pas le temps de t’expliquer. Ça cafouille. En tous les cas, et Darnas, et Pauline ont quitté le café après la boule 7 et y sont repassés avant mon départ. Ça cafouille, je te dis. Pense à Gaël, surveille tout le monde. Qu’est-ce que fout Mathias ? Il guette une taupe ?
Marc se retourna et regarda Mathias qui, à présent accroupi, examinait l’herbe sans bouger.
— Oh… ça lui arrive tout le temps, ne t’en fais pas, c’est normal chez lui. Je t’ai dit, très braqué comme type, les archéologues sont comme ça. Un pissenlit de travers, et ça y est, ça le chiffonne, il croit qu’il y a un silex dessous.
Louis descendit à Rennes à trois heures, il fallait faire vite, il était inquiet. Il espérait que Marc avait réussi à laisser tomber les oracles de la machine et que Mathias avait pu s’arracher à ses soupçons archéologiques. Il voulait qu’ils surveillent.
Louis occupa le voyage du retour à aller mouiller Bufo dans les toilettes du train — le wagon était sec, surchauffé et défavorable aux amphibiens —, à changer de place et à observer, en levant les yeux, ce qui se reflétait dans le porte-bagages vitré qui courait au plafond du wagon ; et à reprendre des pensées que son passage à la bibliothèque de Rennes avait tordues dans un autre sens. Sans l’ombre d’une preuve, il ne pouvait viser directement au but. Il allait falloir faire ça par la bande, une partie de billard à trois boules réellement délicate. Comment avait dit ce type au Café de la Halle ? « Le billard français, c’est plus franc, tu sais tout de suite que t’es con », quelque chose comme ça. Évidemment. Le tout est de ne pas rater la manœuvre. Il s’endormit profondément une heure avant Quimper.
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