— Elle sait où est Diego ?
— Non, mais elle est sûrement satisfaite d’en être débarrassée. Il pesait sur elle comme un vieux fantôme taciturne.
Marc souffla dans sa bouteille.
— Et le vieux fantôme a disparu aussi, dit-il.
— Oui, dit Louis.
Louis marcha dans la petite chambre et alla se planter devant la fenêtre. Il était plus de deux heures du matin. Mathias s’endormait sur un des deux lits.
— Faudrait savoir qui est le couple, dit enfin Louis.
— Tu penses qu’il y en a vraiment un ?
— Oui. Une fois qu’on l’aura, on verra si c’est du solide ou si c’est un leurre. Et si l’auteur du billet versifié est un simple dénonciateur ou un assassin qui nous agite un chiffon rouge. Il doit y avoir ici quelqu’un capable de nous fournir le nom de la maîtresse de Gaël.
— Darnas ?
— Non. Darnas devine, il ne sait pas. Il nous faut quelqu’un qui ait l’œil sur toutes les combines pour son propre profit.
— Le maire ?
— Chevalier n’est pas brillant, mais ce n’est pas un rat d’égout. S’il était capable de s’informer, il n’en serait pas réduit à faire fouiller les poubelles de ses adversaires. Non. Je pense à cette raclure de Blanchet.
— Il ne te rendra pas le service de te documenter.
— Et pourquoi non ?
Louis se retourna. Il resta quelques secondes immobile puis attrapa sa veste, l’enfila lentement.
— Tu m’accompagnes ?
— Où vas-tu ? dit Marc mollement.
— Chez Blanchet, où veux-tu que j’aille ?
Marc sortit brusquement l’œil de sa bouteille. Il avait une marque rouge sur la paupière.
— À cette heure ? T’es dingue ?
— On n’est pas là pour protéger le sommeil de ce type. Deux meurtres, ça va bien comme ça. Ça tourne à l’éradication dans ce bourg.
Louis passa dans la salle de bains, renonça à prendre Bufo, ramassa les papiers sur la table et les fourra dans sa poche intérieure.
— Grouille-toi, dit Louis. T’as pas le choix, parce que si je me fais étendre par Blanchet pendant que tu roupilles à l’hôtel, tu te tortureras la cervelle de remords spectraux jusqu’à la fin des temps, et ça t’empêchera de faire ton Moyen Âge.
— Blanchet ? Tu le soupçonnes ? Tu fais ça comme ça, à la gueule, parce qu’il a une tronche de pisse-froid ?
— Et tu trouves cela normal, toi, de pisser froid ? Et pourquoi tu parles de sa pisse ? T’en sais quelque chose de sa pisse ?
— Tu m’emmerdes ! cria Marc en se mettant debout.
Louis se planta devant Marc et l’examina calmement. Il lui sortit le col de sa veste, lui redressa les épaules, lui leva le menton.
— Comme ça, c’est mieux, murmura-t-il. Prends l’air dangereux, voir. Allez, prends l’air dangereux, on ne va pas y passer la nuit !
Marc regrettait. Il aurait dû rester au tiède dans le XIII esiècle dans la baraque dans la chambre dans Paris. Le Goth mérovingien était cinglé. Néanmoins, il essaya de prendre l’air dangereux. S’il avait été un homme, ça aurait été facile comme tout, et justement il était un homme, ça tombait bien.
Kehlweiler secoua la tête.
— Pense à quelque chose de moche, insista-t-il. Je ne te parle pas de bouffe ou de crapaud, quelque chose à grande échelle.
— Le massacre des Albigeois par Simon de Montfort ?
— Si tu veux, soupira Louis. Voilà, ce n’est pas mal, presque crédible. Pendant tout le temps de notre visite, pense à ce Simon. Prends-le, ajouta Louis en montrant Mathias endormi. Ce ne sera pas de trop.
Louis frappa plusieurs coups à la porte de Blanchet. Marc était tendu, des petits muscles bougeaient tout seuls dans son dos. Tous les éléments du massacre des Albigeois lui défilaient dans la mémoire, il serrait sa bouteille de bière, un doigt enfoncé dans le goulot. Mathias n’avait pas posé de question, il se tenait dans l’ombre, géant, nu-pieds dans ses sandales, immobile et dispos. Il y eut du bruit derrière la porte. Elle s’entrebâilla, bloquée par une chaîne.
— Laissez entrer, Blanchet, dit Louis. Gaël a été balancé de la falaise, on va en parler.
— Qu’est-ce que j’en ai à foutre ? dit Blanchet.
— Si vous voulez votre place de maire, vous avez intérêt à vous en mêler.
Blanchet dégagea la porte, hostile, méfiant, intéressé.
— S’il est mort, je vois pas l’urgence.
— Justement, il n’est pas mort. Il pourra parler s’il sort de la vase. Vous voyez l’ennui ?
— Non. Je n’y suis pour rien.
— Emmenez-nous ailleurs. On ne va pas rester debout dans cette entrée toute la nuit. Elle est moche, cette entrée.
Blanchet secoua la tête. Le coup de l’homme bonasse, comme tout à l’heure, de mauvais poil mais bon bougre, dans le fond. Marc pensa que la taille de Mathias et le regard gothique de Louis étaient pour quelque chose dans sa résignation. Blanchet les poussa dans un petit bureau, désigna des chaises, et s’installa derrière une grande table à pieds dorés.
Louis s’assit face à lui, bras croisés, longues jambes allongées.
— Eh bien ? dit Blanchet. On a poussé Gaël ? Si vous n’étiez pas venu ici foutre la merde, on n’en serait pas là. C’est vous qui l’avez sur la conscience, monsieur Kehlweiler. C’est un bouc émissaire que vous venez chercher ?
— Il paraît qu’il y avait un couple à la cabane Vauban. Je cherche le nom de la maîtresse de Gaël. Allez, vite, Blanchet, le nom.
— Je suis censé le savoir ?
— Oui. Parce que vous ramassez tout ce que vous pouvez trouver, au cas où ça peut servir, pour faire tourner les bulletins de vote. Ça me décevrait beaucoup que vous ne sachiez pas.
— Vous vous gourez, Kehlweiler. Je veux la mairie, je ne m’en cache pas, et je l’aurai. Mais je l’aurai propre. Pas besoin de ces petites histoires.
— Si, Blanchet. Tu chuchotes, tu distilles à droite, tu diffames à gauche, tu discrédites, tu suppures, tu dresses les uns contre les autres, tu doses, tu calcules, tu combines, tu alchimises et, quand le mélange est prêt, tu te fais élire. Depuis Port-Nicolas, tu vises plus gros. Je te trouve trop vieux pour le métier, tu devrais dételer. Alors, le nom de la maîtresse de Gaël ? Dépêche-toi, ça fait deux morts, je voudrais sauver le troisième, si ça ne t’ennuie pas.
— Surtout si c’est toi, pas vrai ?
— Ça peut être moi.
— Et pourquoi je vous aiderais ?
— Si tu n’aides pas, je fais à ta façon, je distille tout demain. Moi aussi, je sais raconter de bonnes histoires. Un futur maire qui n’aide pas la justice, cela fera crade.
— Tu ne m’aimes pas beaucoup, Kehlweiler ?
— Pas beaucoup, non.
— Alors pourquoi tu ne me colles pas ces meurtres sur le dos ?
— Parce que ce n’est pas toi, je regrette.
Blanchet sourit. Il rit presque.
— T’es vraiment une tête de nœud, Kehlweiler. La maîtresse de Gaël, c’est ça que tu cherches ?
Blanchet se mit à rire doucement.
— S’il n’y a que des gars comme toi pour faire avancer ta justice, on ne va pas s’affoler dans les volières.
Marc se crispait, Louis perdait l’avantage. Et puis cette lutte d’homme à homme lui semblait piteuse et l’emmerdait. Une véritable danse convenue. En une minute, ils étaient passés du vouvoiement glacé au tutoiement agressif. Il ne voyait pas en quoi tout ce raffut était nécessaire en plein milieu de la nuit pour un simple petit renseignement. Il jeta un œil à Mathias, mais Mathias, qui était resté debout adossé au mur, n’avait pas l’air de se marrer. Il attendait, bras le long du corps, regard attentif sous ses cheveux blonds, en chasseur-cueilleur préparé à sauter sur l’ours qui dérange sa caverne. Marc se sentit seul et repensa aux Albigeois. Blanchet se pencha en avant.
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