— Que veux-tu savoir ?
— Pour l’essentiel, ce que tu penses du meurtre, ce que tu espères de Pauline Darnas, ce que tu attends du dossier M pour lequel tu esclavagises Mathias. Pour accessoire, ce que tu penses de l’explosion du Soleil et de moi.
Kehlweiler se rapprocha de la machine.
— On va lui demander. C’est là qu’on tourne ?
— C’est cela. Cinq tours, bien fort. Je te ramasse la réponse au bout.
La machine fit grincer tous ses rouages et Louis observa le phénomène avec intérêt.
— Ça t’épate, hein ? Tiens, voilà ton message. Lis-le toi-même, je ne fouille pas dans la correspondance des autres.
— Il fait sombre, je n’ai pas mon briquet, je n’ai pas mon crapaud, je n’ai rien. Lis-le-moi.
— Restons calmes. Souvenir de Port-Nicolas . Qu’est-ce que je te disais ? Tu vois comme c’est énervant ? Rester calme, et puis quoi encore ?
— Attendre. Je n’ai de réponse à aucune des questions que tu m’as posées. Je ne comprends pas l’histoire de Marie Lacasta, je crains de comprendre celle de Pauline, et pour le dossier M, on attend ton chasseur-cueilleur. Il y a eu du neuf dans ma poche, un billet piteux qu’on a glissé dedans quand on était au café. Il y avait un couple à la cabane Vauban, et tout le monde la boucle , etc. Ce n’était pas toi par hasard ?
— Foutre quelque chose dans ta poche ? Prendre le risque de toucher ton sale crapaud ? Perdre une occasion de parler ? C’est absurde. Donne-moi les détails.
Les deux hommes revinrent vers l’hôtel en marchant lentement. Louis expliquait à Marc l’histoire du papier froissé, et en même temps, il regardait sa montre.
Dès que Mathias arriva à l’hôtel, Kehlweiler lui prit le dossier des mains et s’enferma dans sa chambre.
— Ça fait déjà une demi-heure que je ne peux plus lui tirer une phrase complète, dit Marc à Mathias. Tu l’as regardé, ce dossier ?
— Non.
Marc n’avait pas besoin d’ajouter : « Tu es sûr que tu ne l’as pas regardé ? » parce que quand Mathias disait oui, ou non, c’était réellement oui ou non, pas la peine d’explorer plus à fond.
— Tu as une grande âme, Saint Matthieu. Moi, il me semble que j’aurais risqué un œil.
— Je n’ai pas pu tester mon âme, le dossier était rivé à l’agrafeuse. Je vais voir la mer.
Marc prit son vélo et accompagna Mathias vers la grève. Mathias ne fit pas de commentaires. Il savait que Marc, même à pied, aimait pousser un vélo si l’occasion s’en présentait. Ça lui faisait office de cheval, de destrier de seigneur, de roncin de paysan, ou de cavale d’Indien, c’était selon. Marc avait noté que malgré le froid, Mathias était resté résolument pieds nus dans ses sandales monastiques, habillé en dépit de tout raffinement, le pantalon de toile serré à la taille par une corde rustique, le pull à même la peau, mais il ne fit pas de commentaires non plus. On ne pourrait pas modifier le chasseur-cueilleur. Dès qu’il le pouvait, Mathias ôtait tous ses vêtements. Quand on lui en demandait la raison, il disait que les habits le serraient.
Poussant son vélo à pas rapides pour pouvoir suivre Mathias qui avait des jambes immenses, Marc détaillait la situation locale pendant que Mathias écoutait en silence. Marc aurait pu résumer le tout en cinq minutes mais il aimait les détours, les nuances, les détails, les impressions fugitives, les dentelles de mots, toutes élaborations du discours que Mathias appelait simplement bavardage. Marc en était à présent à reprendre à grands traits les carrés les plus sombres de l’échiquier, soit, disait-il, l’humeur mélancolique de Lina Sevran, les deux coups de fusil dans la gueule du chien, l’état de flottation du maire, la masse plombée de René Blanchet, les petites mains de Marie dans les poubelles de ce vieux con, la disparition de l’Espagnol Diego, la dénonciation versifiée d’un couple de l’ombre dans la cabane Vauban, le visage décapé de Kehlweiler depuis qu’il avait réclamé ce dossier M, ses vieux débris d’amour vexé, l’intelligence forcenée de Darnas dans le corps d’une brute aux doigts délicats, et Mathias l’interrompit brusquement.
— Ta gueule, dit-il en saisissant le cadre du vélo pour arrêter les pas de Marc.
Mathias s’était immobilisé dans le noir. Marc ne fit pas d’objection. Il n’entendait rien dans le vent, ne voyait rien, ne sentait rien, mais il en connaissait assez sur Mathias pour savoir qu’il s’était mis aux aguets. Mathias avait une manière à lui de se servir de ses cinq sens comme autant de capteurs, testeurs, décodeurs et Dieu sait quoi. Marc aurait volontiers vendu Mathias en place de diverses inventions tels détecteur d’ondes sonores, piège à pollen, lecteur à infrarouges et autres combines complexes pour lesquelles Mathias aurait fait parfaitement l’affaire sans avoir à débourser un rond. Il estimait que le chasseur-cueilleur, l’oreille collée au sable du désert, pouvait entendre passer le Paris-Strasbourg, encore qu’on ne sache pas très bien à quoi ça pourrait servir.
Mathias lâcha le cadre du vélo.
— Cours, dit-il à Marc.
Marc vit Mathias s’élancer devant lui dans la nuit sans qu’il ait compris après quoi il fallait courir. Les capacités animales de Mathias — primitives, disait Lucien — le déconcertaient et lui cassaient ses discours. Il posa son vélo à terre et courut derrière ce foutu préhistorien qui filait silencieusement et plus vite que lui, sans se préoccuper du bord tout proche de la falaise. Il le rattrapa deux cents mètres plus loin.
— En bas, dit Mathias, en lui désignant la grève. Descends t’occuper de lui, je fais les environs, il y a quelqu’un.
Mathias repartit aussi vite et Marc regarda le rivage. Il y avait une forme sombre en bas, quelqu’un qui avait dû se casser la gueule, une chute de six à sept mètres. Tout en s’accrochant aux rochers pour descendre, il entrevoyait la possibilité que quelqu’un ait balancé le type depuis le sentier. Il toucha le sol et courut vers le corps. Il le tâta doucement, le visage crispé, repéra le poignet, chercha le pouls. Ça battait, doucement, mais le type ne bougeait pas, ne gémissait même pas. Marc, en revanche, avait le sang aux tempes. Si on avait basculé ce gars, ça avait dû se faire il y avait une minute, en quelques mouvements brefs que Mathias avait entendus. La course de Mathias avait dû empêcher le meurtrier d’aller terminer le travail et maintenant, Mathias était après lui. Marc ne donna pas cher de la peau de ce gars. Qu’il se planque ou qu’il cavale, il avait peu de chances d’échapper à la poursuite du chasseur-cueilleur et Marc ne se faisait aucun souci pour Mathias, sentiment de sécurité illogique car Mathias était tout aussi vulnérable qu’un autre et n’avait pas trente mille ans de bouteille, contrairement à ce qu’on pouvait espérer. Marc n’avait pas osé bouger la tête du gars par terre, au cas où, les cervicales, il en savait juste assez là-dessus pour savoir qu’il ne devait rien faire. Mais il avait réussi à écarter les cheveux et à trouver son briquet. Il l’alluma plusieurs fois avant de reconnaître celui que Darnas avait décrit comme un rêveur définitif, le jeune type de dix-sept ans qui était au café tout à l’heure, attablé avec l’ersatz de curé à la peau blanche. Il n’était pas sûr du nom, Gaël, peut-être bien. En touchant les cheveux, Marc avait touché du sang, et l’estomac contracté, il tenait sa main loin de lui. Il aurait voulu aller la laver dans la mer mais il n’osait pas quitter le jeune homme.
Mathias l’appela doucement du haut du sentier. Marc escalada les sept mètres de l’aplomb rocheux, se hissa sur le bord et essuya aussitôt sa main dans l’herbe mouillée.
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