— Tu n’as même pas remarqué, surhomme, que Gaël était pédé comme un phoque ? Tu me fais rire… Tu cherches un assassin et t’es pas foutu de distinguer une poule d’un coq !
— Bon. Alors, le nom de l’homme ?
— Parce que t’appelles ça un homme ? rigola Blanchet.
— Oui.
— Épatant, Kehlweiler, épatant ! Homme compréhensif, respectueux, généreux de ses sentiments et économe de ses jugements ! T’es content de toi ? T’es flatté ? C’est avec cet attirail, avec ton grand cœur et ta jambe de victime que tu fais le beau dans les ministères ?
— Dépêche-toi, Blanchet, tu me fatigues. Le nom de l’homme ?
— Même pour ça, t’as besoin de moi ?
— Oui.
— Voilà qui est mieux dit. Je vais te le donner, ton renseignement, Kehlweiler. Tu pourras le refiler à Guerrec et ça ne vous mènera nulle part. C’est Jean, le merdeux crayeux qui cajole l’église à la païenne, le serviteur dévot du curé, t’avais pas remarqué ?
— Donc, Jean et Gaël, C’est cela ? À la cabane ? Les jeudis ?
— Et les lundis, si ça t’intéresse. Le reste du temps, dévotions et culpabilités, résolutions le dimanche, et on remet ça le lundi sans confession. T’es soulagé ? Alors va faire tes grandes œuvres et coffre-le. Moi, je t’ai assez vu et je vais dormir.
Il était content, Blanchet, finalement. Il s’était bien marré, il s’était fait la gueule de Kehlweiler. Il se leva et contourna le bureau d’un pas satisfait.
— Minute, dit Kehlweiler sans bouger. J’ai pas fini.
— Moi, oui. Si je t’ai donné le nom de Jean, c’est parce que Gaël a été balancé et non pas parce que tu m’impressionnes. Je ne sais rien sur ces meurtres et si tu restes chez moi, j’appelle les flics.
— Minute, répéta Louis. Tu ne vas pas appeler les flics pour un petit renseignement de plus. Je veux simplement savoir d’où tu es. Ce n’est pas bien méchant ? Donnant donnant, moi je suis du Cher. Et toi, Blanchet ? Du Pas-de-Calais ?
— Du Pas-de-Calais, oui ! cria Blanchet. Tu vas me faire chier longtemps ?
— Tu serais pas plutôt de Vierzon ? Je t’aurais plutôt vu par là, dans les environs. Enfin, Vierzon, quoi.
On y arrive, pensa Marc. Où, il n’aurait pas su dire, mais on y arrivait. Blanchet s’était interrompu dans son mouvement autour de la table.
— Si, Blanchet, si, fais un effort… Vierzon… Tu sais, dans le Centre… Te fais pas plus crétin qu’un autre, je sais que c’est loin, mais fais un effort… Vierzon, sur le Cher… Non ? Rien à faire ? Tu ne remets pas ? Tu veux de l’aide ?
Kehlweiler était tout blanc, mais il souriait. Blanchet reprit rapidement position dans son fauteuil, derrière son bureau.
— Pas de blague, Blanchet. J’ai là deux gars que je n’ai pas amenés pour la décoration, t’aurais tort de les mésestimer. Celui de droite a le cerveau prompt et des mains de brute, il n’a pas besoin d’outillage pour t’éclater le crâne. Celui de gauche a la lame rapide, c’est un fils d’Indien. Tu piges ?
Louis se leva, contourna le bureau à son tour, ouvrit le tiroir en butée contre le ventre de Blanchet, fouilla rapidement sous les paperasses, sortit un flingue, vida le chargeur. Il leva la tête et regarda Marc et Mathias qui étaient maintenant tous deux debout contre le mur, l’un à gauche, l’autre à droite, bloquant la porte. Mathias était parfait, Marc avait presque l’air dangereux.
Il sourit, hocha la tête et revint à Blanchet.
— T’es de Vierzon ou faut que je te pisse dessus pour que tu parles ? Ah… cette histoire de pisse, ça te fait bouger la mémoire, t’as une paupière qui tremble, ça te revient. Rien de tel que les valeurs premières.
Louis s’était placé derrière Blanchet, maintenant le dos de son fauteuil à deux mains. Blanchet ne bougeait pas, il avait un œil qui clignotait tout seul et la gueule serrée.
— On t’appelait le Pisseur, d’ailleurs. Et ne me sors pas tes cartes d’identité, j’en ai rien à foutre. Tu t’appelles René Gillot, sans signe distinctif, yeux marron, nez rond, tête de con, mais l’œil du dessinateur remarque les dents du bonheur, un rond sur la joue droite où la barbe ne pousse pas, des lobes d’oreilles taillés triangulaires, des petites choses, comme tout un chacun son lot, il suffit de s’en souvenir. René dit le Pisseur, raclure de chef de milice de Champon, près Vierzon. C’est là, dans un coin de forêt, que tu tiens ton officine, il y a cinquante-trois ans de ça, t’as dix-sept ans, t’as des couilles de con et tu t’y prends jeune. C’est de là qu’avec ton petit vélo, tu te rends à la Kommandantur pour déverser par spasmes réguliers tes dégueulis de dénonciation. C’est là, en 42, qu’un soldat allemand qui tient la porte, un planton, un boche anonyme et vert-de-gris, te voit aller et venir. Faut se méfier des plantons, René, ça s’emmerde toute la journée alors ça regarde, ça écoute. Surtout un planton qui guette la première occasion de se tirer, pas facile, crois-moi, quand t’as le casque sur la tête. Je sais, je t’emmerde avec mes histoires, c’est vieux tout cela, plus vieux que moi-même, j’ai même pas connu, c’est démodé. Mais c’est pour te faire plaisir. Car je sais bien qu’il y a des vieux trucs qui te tracassent, tu te demandes encore par quel miracle certains de tes dénoncés se sont tirés juste à temps. T’as soupçonné deux de tes camarades, et, je t’alourdis la conscience tout de suite, tu les as descendus pour rien.
Louis lui prit la tête et la tourna vers lui.
— Et le soldat allemand, René ? Tu n’y as jamais pensé ? Le jour hebdomadaire de la remise des volailles, au marché, il n’était pas bien placé pour lâcher dans les caquètements les informations glanées à la Kommandantur ? Il ne savait pas le français, mais il avait appris à dire : « C’est demain à l’aube, il faut partir avant. » Tu saisis à présent ? Ah… tu revois sa gueule maintenant, au soldat, des mois durant t’es passé devant… L’image est un peu floue ? Eh bien, regarde-moi, René, ça va te faire la netteté, il paraît que je lui ressemble beaucoup. Voilà, tu y es, et avec un effort, tu te souviendras de son nom, Ulrich Kehlweiler. Il sera content de savoir que je t’ai trouvé, si, je t’assure.
Louis lâcha brusquement le fauteuil et le menton de Blanchet qu’il écrasait entre ses doigts. Marc ne le quittait pas des yeux, il sentait des tressaillements dans son ventre, qu’est-ce qu’il fallait faire si Louis étranglait le vieux ? Mais Louis repassa de l’autre côté du bureau et s’assit d’une fesse sur la grande table.
— Tu te souviens du foin quand le soldat Ulrich a disparu ? Toutes les maisons y sont passées. Tu sais où il était ? Ça va te faire rire. Dans la caisse du bois de lit de la fille de l’instituteur. Ingénieux, tu ne trouves pas ? Et puis ça crée des liens. Le jour dans la caisse, avec la peur, la nuit dans le lit, avec l’amour. C’est comme ça que je suis là. Et puis Ulrich et la jeune fille se réfugient dans le petit noyau de résistance. Mais je voudrais pas te lasser avec mes histoires de famille, j’en arrive à ce qui t’intéresse vraiment, la nuit du 23 mars 1944 dans ta maison forestière où tu viens de boucler, avec l’aide de tes dix-sept miliciens, douze membres du réseau de résistance et sept juifs qui se planquaient avec. Peu importe la quantité, tu t’en fous, t’es content de toi. Tu les attaches, tu leur pisses dessus, tes copains suivent, tu leur offres les femmes. Ma mère, qui est du lot, tu l’auras compris, passe sous le gros blond qui s’appelait Pierrot. Vous torturez tout le monde pendant des heures, tu t’amuses bien, si bien que vous êtes tous bourrés comme des coings et que deux femmes arrivent à se faire la malle — eh oui, connard, sinon je serais pas là pour te le dire. Tu t’en aperçois un peu tard et tu décides de passer aussitôt aux choses sérieuses. Tu embarques tout le reste dans la grange, tu ligotes et tu fous le feu.
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