Marc en avait terminé avec les détails de l’affaire de Marthe et de son assassin et chacun était tendu, à sa manière, à l’idée de devoir planquer et surveiller ce type.
— On le met où ? demanda Mathias, pratique.
— Là, dit Marc en montrant du doigt la petite pièce attenante à la grande salle. Où veux-tu qu’on le mette ?
— On aurait pu l’installer dans la cabane à outils, dehors, suggéra Lucien, en mettant le verrou. Il ne fait pas froid.
— Et comme ça, dit Marc, tout le quartier nous verrait faire des allées et venues pour lui apporter la bouffe, et les flics viendraient nous faire une visite dans deux jours. Et les toilettes, tu y as pensé ? C’est toi qui vas vider son seau ?
— Non, dit Lucien. C’est juste que je n’ai pas envie d’avoir ce cinglé ici. On n’a pas vocation à se calfeutrer avec des assassins.
— Tu n’as décidément pas l’air de bien saisir la situation, dit Marc en élevant la voix. C’est Marthe, le problème. Tu veux pas l’envoyer en tôle, si ?
— Ton fer ! dit Mathias.
Marc poussa un cri et souleva le fer.
— Tu vois, imbécile. Un peu plus et je brûlais la jupe de M me Toussaint. Je t’ai déjà expliqué que Marthe croit toute l’histoire de son Clément, qu’elle croit à son innocence, et que nous, on n’a pas d’autre choix que de croire ce que croit Marthe jusqu’à ce qu’on arrive à lui faire croire ce qu’on croit.
— Au moins c’est plus clair comme ça, soupira Lucien.
— Bref, dit Marc en débranchant son fer, on le logera dans la petite pièce en bas. Il y a des volets qui ferment de l’extérieur. Pour la garde de cette nuit, je propose Mathias.
— Pourquoi Mathias ? demanda le parrain.
— Parce que moi je suis claqué, parce que Lucien est opposé à toute l’opération et donc non fiable, tandis que Mathias est un homme sûr, courageux et robuste. C’est le seul ici qui soit tout cela à la fois. Mieux vaut que ce soit lui qui essuie les premiers plâtres. On le relaiera demain.
— Tu ne m’as pas demandé mon avis, dit Mathias. Mais ça va. Je dormirai devant la cheminée.
Marc l’arrêta d’une main.
— Les voilà, dit-il. Ils poussent la grille. Lucien, les ciseaux suspendus au mur ! Décroche-les, planque-les. Ce n’est pas la peine de tenter le diable.
— Ce sont mes ciseaux pour couper la ciboulette, dit Lucien, et ils sont très bien où ils sont.
— Décroche-les ! cria Marc.
— J’espère que tu te rends compte, dit Lucien en attrapant lentement les ciseaux, que tu es un trouillard compulsif, Marc, et que tu aurais été déplorable en soldat de tranchée. Je te l’ai déjà fait remarquer plusieurs fois, d’ailleurs.
À bout de nerfs, Vandoosler le Jeune marcha vers Lucien et attrapa le revers de sa chemise.
— Mets-toi bien dans la tête une fois pour toutes, dit-il en serrant les dents, qu’à l’époque de tes foutues tranchées, moi, je me serais planqué à l’arrière pour faire de la poésie avec quatre femmes dans mon lit. Quant à tes ciseaux à ciboulette, je n’ai pas envie de les voir plantés dans le ventre d’une fille cette nuit. Et rien d’autre.
— Bon, dit Lucien en écartant les bras, si tu le prends comme ça.
Il ouvrit le buffet et laissa tomber les ciseaux derrière une pile de torchons.
— Les hommes de troupe sont nerveux, ce soir, murmura-t-il. Ce doit être la chaleur.
Vandoosler le Vieux ouvrit la porte à Kehlweiler et au protégé de Marthe.
— Entre, dit-il à Louis. On s’engueule ce soir, ne fais pas attention. L’arrivée du jeune homme secoue le navire.
Vauquer tenait la tête basse et personne ne prit la peine de le saluer et de se présenter. Louis le fit asseoir à la table, en le guidant d’une main dans le dos, et Vandoosler alla faire réchauffer du café.
Seul Marc se dirigea vers Clément, l’expression intéressée, et il tâta ses cheveux courts et brun sombre à plusieurs reprises.
— C’est bien, dit-il, c’est très bien ce que t’a fait Marthe. Montre voir derrière ?
L’homme pencha sa tête en avant, puis la releva.
— Parfait, conclut Marc. Elle t’a mis un peu de fond de teint aussi… C’est bien. C’est du drôlement bon travail.
— Il y a intérêt, dit Louis. Si tu voyais leur portrait-robot…
— Réussi ?
— Très. Tant qu’il n’a pas dix jours de barbe, ce gars ne sort pas d’ici. Ce serait judicieux de lui trouver des lunettes.
— J’ai, dit Vandoosler le Vieux. Des lunettes de soleil assez grosses. C’est de saison, ça planque bien, ça ne lui fera pas mal aux yeux.
On attendit en silence que le parrain ait grimpé ses quatre étages. Clément Vauquer touillait bruyamment son café, sans dire un mot. Marc eut l’impression qu’il avait envie de pleurer, qu’il avait peur de se retrouver sans Marthe parmi des étrangers.
Le parrain rapporta les lunettes, que Marc essaya doucement sur le visage de Clément.
— Ouvre les yeux, lui dit-il. Elles ne te tombent pas ?
— Tomber quoi ? demanda Clément d’une voix hésitante.
— Les lunettes ?
Clément fit signe que non. Il avait l’air exténué.
— Finis ton café, je vais te montrer ta chambre, reprit Marc.
Il entraîna Clément par le bras jusqu’à la petite pièce et tira la porte derrière eux.
— Voilà. C’est chez toi pour le moment. N’essaie pas d’ouvrir les volets, ils sont bloqués de l’extérieur. Ce n’est pas la peine qu’on te voie. N’essaie pas de te tirer non plus. Tu veux quelque chose à lire ?
— Non.
— Tu veux la radio ?
— Non.
— Alors, dors.
— Je vais essayer.
— Écoute… dit Marc en baissant la voix.
Comme Clément ne l’écoutait pas, Marc lui prit l’épaule.
— Écoute, répéta-t-il.
Cette fois, il attrapa son regard.
— Marthe viendra te voir demain. Je te le promets. Alors, tu peux dormir maintenant.
— Personnellement ?
Marc ne savait pas si la question concernait Marthe ou le sommeil.
— Oui, personnellement, affirma-t-il à tout hasard.
Clément parut soulagé et s’installa en boule sur le petit lit. Marc revint dans la grande pièce, embarrassé. Il ne savait pas quoi penser de ce type, au bout du compte. Machinalement, il alla dans sa chambre lui chercher un tee-shirt et un short pour dormir. Quand il rouvrit la porte pour les lui donner, Clément dormait déjà tout habillé. Marc posa les habits sur la chaise et ferma la porte sans bruit.
— C’est fait, dit-il en prenant place à la grande table. Il dort personnellement.
— Il paraît que c’est moi qui l’ai éreinté avec mes questions, commenta Louis. Marthe m’accuse de lui user tout le cerveau comme un savon. J’attends demain pour recommencer.
— Qu’est-ce que tu espères apprendre d’autre ? dit Marc. On a fait le tour avec lui.
— Pas si Marthe a raison.
Marc se leva, rebrancha son fer et sortit une robe à fleurs du panier.
— Explique-toi, dit-il en lissant son tissu sur la planche avec application.
— Si Marthe a raison, si Clément Vauquer sert de tête de Turc, il a été soigneusement choisi. Choisi pour ses qualités d’imbécile, sans aucun doute, mais pas que pour ça. Parce que des imbéciles, on peut en trouver plein à Paris, et c’est se donner beaucoup de peine que d’aller en chercher un jusqu’à Nevers et de lui louer une chambre à l’hôtel. Ces complications n’ont de sens que si le tueur voulait précisément Clément parmi tous les imbéciles du pays, et pas un autre. Cela veut dire que l’Autre utilise à bon escient ses talents de crétin, mais qu’il assouvit en même temps un conflit personnel. Il connaît Clément Vauquer, et il le hait. Tout cela en admettant que Marthe ait raison.
Читать дальше