Marthe fit le tour de la pièce en marmonnant. Non, ce n’était certainement pas avec des écureuils qu’on allait changer tout ça. En attendant, ce ne serait tout de même pas plus mal de le remplumer, ce garçon, et puis de lui faire la coupe de cheveux comme Ludwig avait dit. L’Allemand était mécontent, c’était certain, mais il n’allait pas le donner aux flics. Pas tout de suite. Elle avait un peu de temps pour arranger son gars.
Elle secoua Clément tout doucement par l’épaule.
— Réveille-toi mon garçon, dit-elle, il faut que je t’arrange la tête.
Elle l’installa sur un tabouret dans la salle de bains et lui noua une serviette autour du cou. Le jeune homme se laissait faire docilement sans dire un mot.
— Faut que je te les coupe court, annonça Marthe.
— On va voir mes oreilles, dit Clément.
— Je vais t’en laisser un petit peu sur le dessus.
— Pourquoi elles ne sont pas roulées, mes oreilles ?
— Je ne sais pas, mon gars. Ne t’inquiète pas de ça. Regarde celles de Ludwig, elles ne sont pas mieux. Il a des oreilles immenses et ça l’empêche pas d’être beau.
— Ludwig, c’est l’homme qui m’a posé toutes les questions ?
— Oui, c’est lui.
— Il m’a fatigué personnellement, dit Clément d’une voix plaintive.
— C’est son métier de fatiguer les gens. On choisit pas toujours. Lui, il cherche des salauds sur la terre, toutes sortes de salauds, alors pour ça, il fatigue tout le monde. C’est comme tu voudrais secouer un arbre pour y faire tomber les noix. Si tu secoues pas, t’as pas les noix.
Clément hocha la tête. Ça lui rappelait les leçons que lui donnait Marthe quand il était petit.
— Bouge pas comme ça, je vais te rater. J’ai les ciseaux de cuisine, je ne sais pas ce qu’ils valent pour les cheveux.
Clément leva la tête brusquement.
— Tu ne vas pas me faire mal avec les ciseaux, hein, Marthe ?
— Mais non, mon grand. Tiens-toi tranquille.
— Qu’est-ce que tu disais avec les oreilles ?
— Que si tu te mets à vraiment regarder les oreilles des gens, à les regarder à fond, à ne regarder que ça, dans le métro, par exemple, eh bien tu verras qu’elles sont toutes horribles à donner le tournis. Et puis tiens, on arrête de parler d’oreilles, ça vient très vite à me dégoûter.
— Moi aussi. Surtout sur les femmes.
— Eh ben moi, c’est surtout sur les hommes. Tu vois, mon garçon, c’est comme ça la nature. C’est bien fait.
Oui, se disait Marthe en taillant dans les boucles de cheveux, elle allait reprendre son éducation, si on lui laissait le temps.
— Après, je vais te faire la couleur en brun très foncé, comme tes yeux. Et puis je te mettrai un peu de fond de teint, de l’invisible bronzé pour t’unifier. Fais-moi confiance. Tu verras, tu seras beau, et les flics, ils pourront toujours courir pour te reconnaître. Et puis on mangera les côtes de porc pour dîner. Ce sera bien.
Marc Vandoosler avait terminé assez tard son ménage chez M me Mallet, et les autres avaient commencé de dîner quand il était arrivé dans le réfectoire. C’était le tour du parrain de faire la bouffe, et il y avait du gratin. Le parrain excellait au gratin.
— Bouffe. Ça va être froid, dit Vandoosler le Vieux. Au fait, l’Allemand est venu te piquer des nippes à midi. J’aime mieux que tu le saches.
— Je le sais, répondit Marc, on s’est croisés.
— Et c’était pour quoi faire, ces nippes ?
Marc se servit de gratin.
— C’est pour planquer quelqu’un que les flics recherchent.
— C’est bien un truc de Kehlweiler, ça, dit le parrain en bougonnant. Il a fait quoi, le type ?
Marc regarda tour à tour Mathias, Lucien, et le parrain, qui se bourraient de gratin sans savoir.
— Pas grand-chose, dit-il d’un ton morne. C’est juste l’acharné qui a assassiné ces deux femmes à Paris, le tueur aux ciseaux.
Les visages se levèrent ensemble, Lucien poussa un rugissement, Mathias ne dit rien.
— Et je dois vous dire aussi, continua Marc de la même voix lasse, qu’il vient dormir ce soir à la maison. Il est invité.
— Qu’est-ce que c’est que cette blague ? demanda Vandoosler le Vieux d’un ton assez enjoué.
— Je te résume ça en une minute.
Marc se leva et alla vérifier que les trois fenêtres de la grande salle étaient fermées.
— Cellule de crise, murmura Lucien.
— Ta gueule, dit Mathias.
— Le tueur aux ciseaux, reprit Marc en se rasseyant, le type dont tous les journaux parlent, est venu se réfugier chez la vieille Marthe qui l’a couvé quand il était petit et malheureux. Et Marthe est agrippée sur sa poupée comme une lionne et elle hurle son innocence. Elle a demandé à Louis de s’en charger. Mais si Louis balance la poupée aux flics, il balance Marthe avec. C’est la vieille affaire du bébé avec l’eau du bain, je vous laisse soupeser le problème. Et Louis nous amène l’homme ce soir, parce qu’il a peur qu’il ne dézingue Marthe, tandis qu’ici, il n’y a pas de femme, strictement aucune, je ne félicite personne. Il y a juste quatre gars virils et solitaires sur qui il croit pouvoir compter. On est chargés de le surveiller à chaque minute de sa vie. Voilà.
— Mobilisation générale, dit Lucien en reprenant du gratin. Faut d’abord songer à nourrir les troupes.
— Ça a l’air peut-être marrant, dit Marc sèchement en le regardant, mais si tu voyais la tête de Marthe qui a vieilli de dix ans, si tu voyais la tête d’abruti du type, et surtout si tu voyais la tête des deux femmes qui y sont déjà passées, tu rigolerais moins.
— Je sais. Tu me prends pour un con ?
— Excuse-moi. J’ai fait tous les carreaux chez M me Mallet, je suis claqué. À présent que je vous ai résumé, je pause, je mange, et je vous détaillerai le reste au café.
Marc prenait rarement du café, ça le rendait nerveux, et tout le monde était d’accord pour dire qu’il n’avait pas besoin de ça, car il avait tout à fait l’air au naturel d’un type qui en boit dix par jour. Dans un autre registre, le café n’arrangeait pas non plus l’agitation haute en verbe de Lucien Devernois, mais comme Lucien trouvait un singulier plaisir à faire du tapage, il ne se serait privé d’excitant pour rien au monde. Quant à Mathias Delamarre, dont la placidité confinait parfois à un impressionnant mutisme, sa carcasse était insensible à ce genre de détail. Le parrain emplit donc trois tasses pendant que Marc essayait de déplier sa planche à repasser. Mathias lui donna un coup de main. Marc brancha son fer, tira jusqu’à lui un grand panier bourré de linge, étala consciencieusement une chemisette sur sa planche.
— C’est un mélange coton-viscose, dit-il, il faut y aller tout doux sur le fer.
Puis il hocha la tête, comme pour mieux se convaincre de ce principe, assez nouveau pour lui, et exposa les détails de l’affaire de la poupée de Marthe. De temps en temps, il s’interrompait pour mouiller son linge avec un vaporisateur, car Marc s’était décrété hostile au fer à vapeur. Mathias trouvait qu’il s’en sortait très bien. Depuis trois semaines que Marc rapportait du repassage à la maison, il n’était pas rare que les quatre hommes s’attardent ensemble en bas, rassemblés autour de la planche fumante, pendant que Marc officiait sur sa pile. Marc avait fait ses calculs : pour quatre heures de ménage par jour, et deux heures de repassage à la maison, il se ferait sept mille deux cents francs par mois. Ça lui laissait le temps de bosser à son Moyen Âge le matin, et pour le moment, Marc parvenait parfaitement à dépouiller des baux du XIII esiècle le matin et à courir passer l’aspirateur l’après-midi. C’est un soir, en voyant Lucien lustrer la grande table en bois du réfectoire avec un chiffon doux, et en l’entendant pérorer sur sa passion du cirage, que Marc Vandoosler, qui n’y connaissait rien en arts ménagers, avait décidé de passer professionnel, après douze années de chômage en histoire médiévale. Il avait été demander une rapide formation à Marthe et en moins de quinze jours, il avait trouvé quatre places à cumuler. Lucien, pessimiste par vocation, avait suivi avec la plus grande inquiétude la reconversion professionnelle de son ami. Que le Moyen Âge risquât d’y perdre un chercheur ne le souciait pas, car Lucien, en historien exclusivement préoccupé des temps contemporains et du cataclysme de 1914, se foutait éperdument du Moyen Âge. Non, il avait surtout redouté que Marc ne s’adapte pas à son nouveau boulot et qu’il ne se casse la gueule dans le gros écart qui sépare l’idée d’un acte de sa pratique. Mais au contraire, Marc s’accrochait, et il était clair à présent qu’il prenait même un authentique intérêt à comparer les mérites respectifs des produits d’entretien, par exemple les lavants-cirants par rapport aux lavants tout court — les premiers ayant plutôt un effet encrassant, d’après Marc.
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