Marc haussa les épaules.
— Je pense seulement que le gars est une rareté, dit-il. Assez hébété pour exécuter point par point ce qu’on lui demande sans se poser de questions, assez aveugle pour ne pas voir le trou qu’on creuse sous ses pas, une véritable aubaine pour un manipulateur. Et ça, on ne peut pas le négliger.
Clément sortit à cet instant de la salle de bains, les cheveux ruisselants, revêtu des habits de toile noire de Marc, tenant à la main la ceinture à boucle argentée.
— Faut que je mette ça aussi personnellement ? demanda-t-il.
— Oui, dit Louis. Mets-la par-devers toi.
Clément s’appliqua à passer la ceinture dans les passants du pantalon, et l’opération fut laborieuse.
— Tu ne m’as pas répondu tout à l’heure. À quoi as-tu pensé dans le café, quand tu as entendu l’histoire du meurtre ?
Clément grogna et alla reprendre sa place sur le lit, pieds nus, chaussettes à la main. Il appuya sur son nez, puis entreprit d’enfiler une chaussette.
— Petit a, que je connaissais la femme qui était morte dont j’avais offert la fougère. Petit b, que je lui avais porté la poisse d’autant que je devais la surveiller. Et on parlait de moi dans le journal. C’est en ressassant personnellement la coïncidence que j’ai eu l’idée que j’étais dans le fond d’un piège duquel j’ai cherché Marthe.
Clément, sa chaussette à la main, approcha son visage de Louis.
— C’est une machinerie, dit-il.
— Une machination, ajouta Marthe.
— Dont à laquelle les sorties n’existent pas, continua fermement Clément, et pour quoi j’ai été choisi exprès et apporté de Nevers par téléphone.
— Et pourquoi est-ce toi, entre tous, qui aurais été choisi ?
— Parce que je suis, entre tous, un imbécile.
Il se fit un silence. L’homme enfilait sa deuxième chaussette. Il était précautionneux dans sa manière d’ajuster ses affaires.
— Comment le sais-tu ? demanda Louis.
— Ben parce qu’on me l’a toujours dit, répondit Clément en haussant les épaules. Parce que par-devers moi je ne comprends pas tout ce qui se passe, ni dans les journaux dont j’ai du mal à les lire. Il n’y a que Marthe qui ne me le disait jamais, mais Marthe est bonne quant à elle-même.
— C’est exact, dit Marc.
Clément regarda Marc, et lui sourit. Il avait un sourire rentré, qui ne découvrait pas les dents.
— Tu sais comment ces femmes sont mortes ? insista Louis.
— Je ne veux pas en parler, ça me trouble.
Marc allait sans doute dire « moi aussi » mais Louis le freina d’un regard.
— Ça va, Marc, on arrête là, dit-il en se levant.
Marthe lui jeta un regard anxieux.
— Non, dit Louis d’un ton mécontent. Je ne sais pas, Marthe. Mais pour le moment, quoi qu’ait fait ton gars, on est coincés comme des cons. Coupe-lui les cheveux bien court, et teins-les. S’il te plaît, pas quelque chose de trop criard, fais-lui un beau brun sombre. Pas de roux, surtout. Qu’il se laisse aussi pousser la barbe, on la teindra dans les jours qui viennent, s’il n’est pas au trou d’ici là.
Marthe eut un mouvement mais Louis lui posa la main sur les lèvres.
— Non, ma vieille, laisse-moi continuer et fais exactement comme je te le demande : ne le laisse sortir d’ici sous aucun prétexte aujourd’hui, même s’il braille qu’il veut aller boire un café au café.
— Je lui lirai des histoires.
— C’est cela, dit Louis d’une voix irritée. Et ferme derrière toi si tu as à sortir. Son baluchon, toutes ses affaires, tu me les donnes. Faut qu’on s’en débarrasse.
— Qu’est-ce qui me dit que tu ne vas pas les garder ?
— Rien. As-tu une arme ?
— J’en veux pas.
Marthe rassembla toutes les affaires de Clément qu’elle entassa dans son petit sac à dos.
— Et son accordéon ? demanda-t-elle. Tu ne vas pas lui retirer tout de même ?
— Il l’avait avec lui quand il surveillait les femmes ?
Marthe interrogea Clément du regard. Mais Clément n’écoutait plus ce qui se passait. Il lissait l’édredon rouge du plat de la main.
— Mon bonhomme, lui dit Marthe, tu avais pris ton accordéon pour guetter les femmes ?
— Ben non, Marthe. C’est trop lourd, et ça ne sert à rien pour la surveillance.
— Tu vois, dit Marthe en revenant vers Louis. Et puis ils n’en parlent pas dans le journal.
— Très bien. Mais qu’il n’en joue pas une note, veille bien à ça. Personne ne doit savoir qu’il y a quelqu’un chez toi. Quand la nuit sera tombée, on viendra le chercher pour l’emmener ailleurs.
— Ailleurs ?
— Oui, ma vieille. Dans un endroit où il n’y aura pas de femmes à tuer et où on pourra le surveiller nuit et jour.
— En tôle ? cria Marthe.
— Cesse de gueuler tout le temps ! s’énerva brusquement Louis, pour la troisième fois de la matinée. Et fais-moi confiance une fois pour toutes ! Il s’agit juste de savoir si ton petit gars est un monstre ou si c’est juste un con ! C’est le seul moyen de le sortir de là ! En attendant, et tant que je ne sais rien, je ne vais pas le donner aux flics, entendu ?
— Entendu. Tu l’emmèneras où, alors ?
— Dans la baraque pourrie. Chez Marc.
— Pardon ? dit Marc.
— On n’a plus le choix, Marc, et je n’ai pas d’autre idée. Il faut mettre en urgence cet imbécile à l’abri des flics en même temps qu’à l’abri de lui-même. Dans ta baraque, il n’y a pas de femmes, c’est déjà un immense avantage.
— Ah bon, dit Marc, je n’avais jamais considéré la situation sous cet angle.
— Ensuite, il y aura toujours quelqu’un pour veiller sur lui : Lucien, Mathias, toi ou ton parrain.
— Qu’est-ce qui te dit qu’on sera d’accord ?
— Vandoosler le Vieux sera d’accord. Il aime les situations merdiques.
— C’est vrai, reconnut Marc.
Louis, inquiet, fit encore plusieurs recommandations à Marthe, jeta un dernier regard à Clément Vauquer qui caressait toujours l’édredon, le visage morne, passa le sac à dos sur son épaule et entraîna Marc dans la rue.
— On va manger, dit Marc. Il est presque quatre heures.
— Cherche une table tranquille, dit Louis en entrant dans le café, place de la Bastille. On n’a aucun intérêt à faire de la publicité pour nos embrouilles crasseuses. Je vais téléphoner, commande à bouffer.
Louis rejoignit Marc quelques minutes plus tard.
— J’ai rendez-vous avec le divisionnaire du 9 earrondissement, dit-il en s’asseyant. C’est le secteur du deuxième meurtre, la Tour-des-Dames.
— Tu vas lui dire quoi ?
— Je ne vais rien lui dire, je vais écouter. Je voudrais savoir ce que les flics pensent de ces deux meurtres, quelles sont leurs hypothèses, à quel point ils en sont. Ils ont peut-être déjà achevé le portrait-robot. J’aimerais voir ça.
— Il va te raconter tout cela, le divisionnaire ?
— Je le crois. On a travaillé ensemble quand j’étais à l’Intérieur.
— Quel prétexte tu vas lui donner ?
Louis hésita.
— Je dirai que ces meurtres me rappellent quelque chose mais que je ne sais pas quoi. Une foutaise de cet ordre-là. Ça n’a pas d’importance.
Marc fit la moue.
— Mais si, ça suffira. Le commissaire m’apprécie, j’ai sorti son fils d’une situation délicate, il y a huit ans de ça.
— Quel genre ?
— Il dealait avec une micro-bande de crânes rasés un crack foudroyant, une véritable mort-aux-rats. Je l’en ai extrait juste avant la descente des flics.
— En quel honneur ?
— En l’honneur qu’il était fils de flic et que ça me serait très utile.
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