— Vous devez déjà en savoir plus que moi. Est-ce indiscret de vous demander où nous en sommes pour Claude Valhubert ?
— Il vient d’être provisoirement relaxé, ainsi que ses deux amis, avec ordre de se tenir à disposition de la police et de ne pas quitter Rome.
— Comment ont-ils réagi aux interrogatoires ?
— Je n’en sais rien. Vous êtes inquiet pour eux ?
L’évêque resta quelques instants silencieux.
— C’est exact, dit-il enfin en tournant lentement son visage vers Valence. Vous n’allez peut-être pas le comprendre, mais il se trouve que je suis assez lié à ces trois garçons. Et je m’inquiète parce qu’ils sont imprévisibles. Ils peuvent se mettre brusquement à faire n’importe quoi. Il n’y a aucune raison pour que la police apprécie ce genre-là. Mais qu’attendez-vous de moi, au juste ?
— Que vous me parliez d’eux. L’inspecteur Ruggieri trouve curieux qu’un homme comme vous les protège.
Lorenzo Vitelli sourit.
— Et vous ?
— Moi, rien.
— Ils sont intéressants. Tous les trois ensemble, surtout. Ils constituent une sorte de bloc qu’on ne peut s’empêcher de vouloir comprendre. Claude, continua-t-il en se levant, est le plus long à aimer des trois. Quand Henri me l’a pour ainsi dire confié, il y a presque deux ans, j’ai eu des préventions contre lui. Son agressivité sautillante m’a exaspéré. Ensuite je l’ai apprécié. Quand sa fébrilité s’apaise, il devient séduisant, réellement. La première fois, vous le trouvez désagréable, et peu à peu, vous le trouvez vrai, attachant. Comprenez-vous ? Ça n’allait pas facilement avec son père. Il était affolé depuis deux jours à l’idée de le voir arriver à Rome. La police a dû vous dire que Claude s’est fait un peu remarquer ici. Mais de toute façon, il n’est pas de taille à faire du mal, et je le regrette, dans un certain sens. Quand j’ai pris Claude, j’ai dû prendre avec, de gré ou de force, les deux colis qu’il apportait dans ses bagages, Tibère et Néron, Lescale et Larmier, si vous préférez. Néron est un amoral exalté, capable d’absurdités déconcertantes. J’avoue prendre quelque plaisir à le regarder faire dans la vie, alors qu’en conscience, je ne devrais pas. Tibère est de loin le plus beau des trois. Il a un esprit prodigieux, et c’est celui que j’aide le plus dans ses études alors qu’il en a bien sûr le moins besoin. Il aurait dû être odieux, avec tout ça, mais c’est l’inverse. Il offre tranquillement une sorte d’innocence princière, que je n’ai pas croisée souvent. Mais c’est ensemble qu’il faut les regarder. C’est là qu’ils donnent toute leur mesure. Que pensez-vous de cette description ?
— Flatteuse.
— J’ai des excuses. Ils sont rivetés les uns aux autres de façon assez rare.
— Au point de commettre un meurtre pour s’entraider ?
— Théoriquement, oui. En réalité, non. Ou bien c’est que je ne comprends rien aux hommes et que cet habit est bon à jeter.
— L’inspecteur Ruggieri se méfie de Claude Valhubert.
— Je le sais. Et moi, je me méfie de la méfiance des policiers. Et vous, qu’allez-vous penser de Claude ?
— Moi, je pense déjà à quelque chose d’autre. Et ce Michel-Ange ?
L’évêque se rassit.
— Il est possible qu’Henri ait découvert quelque chose, dit-il. En fait, j’en suis presque certain. Il avait hier matin le comportement d’un homme qui sait quelque chose d’un peu trop grand pour lui seul. Chez ceux qui viennent me voir d’habitude, ce genre d’état tourne rapidement à la confession, au moment exact où je le pressens. Mais pas chez Henri. C’est un homme qui voulait toujours tout faire tout seul. Ce qui fait qu’il ne m’a rien appris de précis, sinon me faire percevoir sans le vouloir cet état de confession imminente.
— Qui s’occupe de la section des archives à la Bibliothèque ?
— En principe, c’est Marterelli. En réalité, il est sans cesse en déplacement et c’est Maria Verdi qui le remplace avec l’aide du scripteur Prizzi. Elle est ici depuis au moins trente ans, on ne compte plus, peut-être depuis deux cent cinquante ans.
— Elle fait bien son travail ?
— Elle est immobile et pieuse, dit Lorenzo Vitelli avec un soupir, on ne peut jamais rien trouver à lui reprocher.
— Ennuyeuse ?
— Très.
— Vous semblez penser à quelque chose.
— C’est possible.
— À quoi ?
L’évêque eut une grimace. Ce rôle nouveau de délateur où cette enquête le plaçait commençait à l’embarrasser.
— Si vous souhaitez aider Claude Valhubert… suggéra Valence.
— Je sais, je sais, dit Vitelli avec impatience. Mais ce n’est pas toujours facile, figurez-vous.
Valence resta silencieux en attendant que Vitelli se décide.
— Très bien, reprit l’évêque d’une voix un peu rapide. Je vais vous dire à quoi je pense. Soyons clairs : je vous donne cette information, que j’ai tue à la police ce matin, parce que votre charge ici est officieuse. Si cela vous amène à quelque chose d’intéressant, vous êtes libre d’avertir Ruggieri. Dans le cas contraire, vous l’oubliez, et de mon côté, je tâche de trouver des excuses à ma suspicion. Vous me comprenez ? Peut-on s’arranger ainsi tous les deux pendant cette affaire ?
— Ça me convient, dit Valence.
— Bien. Avant de me quitter, vers midi, Henri a demandé à téléphoner. Il l’a fait devant moi, avec une impatience que je lui connais bien. Il a appelé un de nos plus anciens amis communs, qui traite à Rome des mêmes affaires qu’Henri à Paris : l’édition d’art.
— Quel est son nom ?
— Pietro Baldi. Plus jeune, il était charmant mais l’argent ne l’a pas arrangé. Son intelligence est… moyenne, il s’en rend compte et il tente de compenser cela par des moyens plus ou moins sympathiques. Pietro est un habitué de la Bibliothèque, il y a ses entrées depuis vingt ans.
Lorenzo Vitelli parlait à voix de plus en plus basse. La honte sans doute, pensa Valence.
— Il y a autre chose, dit Valence.
— C’est vrai, soupira l’évêque. Un peu alerté après le départ d’Henri, j’ai repris en détail les ouvrages récents qu’a fait paraître Pietro Baldi, page après page.
Vitelli se leva, tira un livre de sa bibliothèque, le feuilleta et le posa ouvert devant Valence.
— Regardez vous-même, dit-il.
— Qu’est-ce qu’il faut voir ?
— Ce petit croquis du Bernin, à gauche. « Collection privée. Anonyme. » Ce Bernin, j’ai l’impression, moi, de le connaître. Je crois même l’avoir vu ici, à la Vaticane, quand je préparais il y a quinze ans mon volume sur le courant baroque. Mais je n’en suis pas sûr, pas sûr du tout, vous comprenez.
— Et quel intérêt y aurait-il à publier un document volé ?
— C’est le milieu de l’édition d’art, la concurrence. Baldi s’est fait une réputation pour ses trouvailles, ses inédits, son illustration originale. Ça lui rapporte de l’argent. Vous voyez ? C’est très embarrassant. Je ne suis guère à l’aise dans cette enquête.
— Mais il y a les trois « empereurs ». Vous souhaiteriez les mettre à l’abri.
L’évêque sourit.
— Il y a les trois, en effet, et il y a aussi la Vaticane. Pour tous ceux qui ont vraiment pratiqué cette vénérable bibliothèque, l’idée que ses entrailles secrètes puissent se vider peu à peu n’est pas tolérable. C’est comme si on ouvrait votre ventre à vous. C’est une maladie, cette Vaticane. Demandez à Maria Verdi, vous verrez ça. Mais ne restez pas trop longtemps avec elle, vous mourrez d’ennui.
Richard Valence souriait encore en regagnant son hôtel. Depuis qu’il était arrivé à Rome ce matin, il n’avait pas eu le temps de s’installer. De sa chambre, il appela son collègue à la chancellerie. Allongé sur son lit, il attendait avec lassitude d’entendre la voix mesurée de Paul, qui devait être sacrément soulagé d’avoir évité l’épreuve avec Édouard Valhubert.
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