— C’est tout pour Claude ?
— Oui.
— Ses amis ? Ceux qui l’emmenaient hors de la place le soir du meurtre ?
— Très liés à lui, jusqu’à l’avoir suivi à Rome. Entre eux trois, il y a quelque chose qui sort de l’ordinaire, une amitié un peu aliénante, si j’ose dire.
— Âges et situations ?
— Thibault Lescale, dit « Tibère », a vingt-sept ans. David Larmier, dit « Néron », en a vingt-neuf. Aucun des deux ne fait partie de l’École Française. Ils ont accompagné Claude et ils étudient en francs-tireurs, en se partageant une bourse d’université. Brillants, à ce qu’on m’a dit.
— Mgr Lorenzo Vitelli ?
— Nous l’avons chargé d’une partie de l’enquête côté Vatican. Il nous est difficile d’intervenir brutalement au Vatican. Sa surveillance, menée de l’intérieur de l’État où il a ses entrées, sera indispensable. On a fait valoir le danger où se trouvait Claude Valhubert pour le décider à nous aider.
— Comment avait-il connu Henri Valhubert ?
— Mgr Vitelli est le plus ancien ami de sa femme, Laura, presque son frère. C’est par lui qu’il l’a connue à Rome, il y a plus de vingt ans. Quand Valhubert a envoyé son fils à l’École Française, il a naturellement demandé à Lorenzo Vitelli, qui est un lettré de renom, d’aider son garçon. Et qui prend Claude Valhubert prend Tibère et Néron avec. C’est un lot. J’ai l’impression que l’évêque s’est mis à apprécier les trois garçons. C’est tout de même bizarre pour un homme d’Église, parce qu’ils ont des côtés un peu spéciaux.
— Est-ce que ces trois garçons spéciaux ont des alibis qui tiennent le coup ?
— Justement, non. Ils ne sont pas de ceux qui regardent leur montre pendant une fête, ou bien qui savent où ils se trouvent à tel moment précis de la journée. Ils sont plutôt du genre à improviser leur existence.
— Je vois. Et l’évêque a-t-il un alibi ?
— Monsieur Valence, monseigneur n’a pas besoin d’alibi.
— Répondez à ma question d’abord.
— Aucun alibi non plus.
— Parfait. Qu’est-ce qu’il faisait hier soir ?
— Il travaillait chez lui, dans un petit palais de la ville qu’il partage avec quatre confrères. Les autres prélats étaient couchés. Tibère l’a réveillé ce matin pour le mettre au courant du drame et pour qu’il nous apporte la lettre que lui avait envoyée Henri Valhubert.
— Donc, aucun alibi pour ces quatre-là, ce qui les innocente pratiquement d’emblée. Quand on prépare un crime comme celui-ci, on s’arrange pour s’organiser une défense sérieuse et convaincante. Tous les meurtriers que j’ai connus qui ont eu le sang-froid de préparer et d’utiliser du poison avaient des alibis en ciment. C’est cela que nous devons rechercher, ceux qui ont des alibis sérieux et convaincants. Quoi d’autre ?
— M meLaura Valhubert est prévenue. Elle sera à Rome ce soir pour l’identification du corps. Son beau-fils n’aurait pas été capable de supporter l’épreuve. Elle a demandé à le faire à sa place. Vous voulez connaître son alibi ?
— C’est indispensable ?
Ruggieri haussa les épaules.
— Après tout, c’est la femme du mort. Mais son alibi est… sérieux et convaincant. Elle était hier soir dans sa propriété près de Paris, c’est-à-dire à deux mille kilomètres de Rome. Elle a lu tard dans la nuit, et la gardienne le confirme. Elle l’a réveillée ce matin à midi. Il n’y a pas le téléphone là-bas, et nous avons mis du temps à la joindre. Personne ne savait qu’elle était partie à la campagne. Elle n’a pas bien réagi à la nouvelle de la mort de son mari, mais pas trop mal non plus. Disons que j’ai entendu pire.
— Ce qui ne veut rien dire.
— Claude Valhubert attend sa belle-mère comme le Messie, ajouta Ruggieri en souriant. Les trois garçons en semblent passionnés, ils en parlent entre eux. Qu’est-ce que vous dites de ça ? Singulier, non ?
Valence releva vivement les yeux et, il ne sut pas pourquoi, Ruggieri baissa les siens.
— C’est égal, bourdonna-t-il pendant que Valence se levait pour partir. Faites votre travail d’estompe de votre côté, cela vous regarde, vous et votre ministre. Ça ne me dérangera pas dans mon devoir.
— C’est-à-dire ?
— Que si le jeune Claude est coupable, je le ferai savoir d’une manière ou d’une autre. Je n’aime pas les assassins.
— Et celui-ci est un assassin ?
— Ça m’en a tout l’air.
— Je n’ai pas l’impression que nous ayons les mêmes méthodes.
— Protéger les assassins n’est pas une méthode, monsieur Valence. C’est un comportement.
— Et ce sera le mien, monsieur Ruggieri, si cela en vaut la peine.
En arrivant devant les murs du Vatican, Richard Valence s’arrêta pour téléphoner.
— Inspecteur Ruggieri ? J’ai besoin d’un renseignement : un jeune homme grand, chevelure sombre, visage très découpé, belle carrure, habillement recherché, marche les mains croisées dans le dos, ça vous dit quelque chose ?
— Veste noire ?
— Oui.
— Un anneau d’or dans l’oreille ?
— C’est possible.
— C’est Thibault Lescale, dit « Tibère ».
— Alors je vous préviens que cet empereur me suit depuis ma sortie des bureaux de police.
— Vous en êtes sûr ?
— Calmez-vous, Ruggieri. Il me suit, c’est certain, mais il n’y met aucune espèce de discrétion, au contraire. On dirait plutôt qu’il s’amuse.
— Je vois.
— Tant mieux, Ruggieri, parce que vous m’expliquerez. À plus tard.
— Où allez-vous, monsieur Valence ?
— Rendre visite à Mgr Lorenzo Vitelli. Je n’ai guère de temps à perdre et je crois pouvoir le trouver à son bureau même un dimanche. Je veux commencer par un figurant un peu extérieur à l’échiquier.
— Vous feriez mieux d’aller directement au centre du jeu.
— Là où ça saigne ? Il est toujours temps pour ça. Si vous courez sur l’animal, il s’enfuit ; si vous serrez une battue autour de lui, vous le ramassez. C’est un truc assez connu.
Ruggieri raccrocha sèchement. Valence était coopératif, il disait où il allait et il disait ce qu’il comptait faire, mais il était aussi chaleureux qu’un tas de pierres. Et Ruggieri, lui qui aimait les conversations longues, le temps perdu, les argumentations et les détours des démonstrations, enfin tout ce qui faisait le plaisir de la parole, prévoyait un contact douloureux avec cet homme économe de ses pensées et de ses gestes.
L’évêque Lorenzo Vitelli était en effet au travail et accepta de recevoir Richard Valence dans son cabinet particulier. Valence lui sourit en lui serrant la main. Il ne souriait pas à beaucoup de monde mais ce grand évêque lui plaisait. Il imagina fugitivement que s’il avait été plus jeune et tourmenté, il aurait peut-être désiré l’aide d’un homme de ce genre-là. Valence le regarda reprendre sa place derrière son bureau. Il avait des gestes lents, sans cette apparence crémeuse empreinte de discrétion qu’ont parfois les hommes de loi, les médecins et les gens d’Église, et qui peut être plus répulsive qu’apaisante. L’habit n’avait pas avalé son corps, et il n’était pas ennuyeux à regarder. C’était ça, l’ami d’enfance et d’adolescence de Laura Delorme, épouse Valhubert.
— On m’a averti du genre de mission qui vous amène à Rome, commença Lorenzo Vitelli. Connaissant la position d’Henri — celle de son frère j’entends — je m’attendais à quelque chose de cet ordre. J’imagine qu’Édouard Valhubert désire à tout prix maîtriser l’affaire ?
— Vous pouvez dire à n’importe quel prix. Il joue la sécurité de son portefeuille, et à travers lui, l’image de marque d’un gouvernement.
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