— Ça peut attendre.
— Quelque chose ne va pas ?
Épaulard se mit à rigoler soudain.
— C’est le voisinage des jeunes filles qui me trouble.
— Je ne suis pas une jeune fille, je suis une putain, dit Cash.
— Exagère pas, Cash ! dit le Catalan.
— Je suis une femme entretenue, dit Cash. Cette maison, par exemple. Bénissez le micheton qui me l’a prêtée pendant qu’il passe l’hiver aux États-Unis à se perfectionner dans les techniques du marketing et du racket, du racketting et du market. Poil à la braguette.
— Et elle s’est même pas laissé sauter, rigola Buenaventura.
— Si, dit Cash.
— Tu m’avais caché ça.
— Oui, dit Cash. Mais il ne faudrait tout de même pas croire que je suis inaccessible, précisa-t-elle en regardant très froidement Épaulard.
Le quinquagénaire ne savait que penser. Son esprit choisit la facilité et il se dit que cette fille est une salope, il la tringlera quand il voudra, où il voudra, sur un tas de foin. Il vida son verre, baissa les yeux sur le bois de la table.
— On peut savoir pourquoi vous marchez dans une combine comme celle dont il est question ?
Cash eut une moue ironique.
— Je suis pour l’harmonie universelle, dit-elle, et pour la fin du pitoyable État civilisé. Sous mon apparence froide et apprêtée se cachent et bouillonnent les flammes de la haine la plus brûlante à l’égard du capitalisme technobureaucratique qu’a le con en forme d’urne et la gueule en forme de bite. Dois-je continuer ?
Épaulard la regardait, l’œil rond.
— T’esquinte pas, camarade, dit Buenaventura. C’est la grande incompréhensible, cette morue.
Treuffais se réveilla en sursaut car le téléphone sonnait. Il se leva, il alla décrocher.
— Marcel Treuffais à l’appareil.
— Buenaventura Diaz.
— Où es-tu ?
— Nous sommes rentrés, nous sommes chez mon copain, il trouve que tout est au poil, il va essayer de régler la question véhicules et si ça se résout au galop on peut envisager la chose pour ce vendredi.
— Ce vendredi !
— Ben qu’est-ce que tu crois ? Et pourquoi pas ?
— On n’a pas… Enfin, oui, oui, bon, dit Treuffais en repoussant les cheveux qui lui tombaient dans les yeux.
— On se voit demain soir chez toi. Préviens les autres.
— Oui.
— Allez, salut. André et moi, nous avons encore beaucoup de choses à mettre au point.
— Bon.
Le Catalan raccrocha et se retourna vers Épaulard. Celui-ci était assis à son bureau de conseil juridique bidon. Il en avait complètement dégagé le plateau, y avait étalé une des blouses en guise de bâche et démontait les automatiques pour s’assurer de leur bon état.
— Il est bizarre, le père Treuffais, on dirait, fit Buenaventura.
Épaulard leva les yeux.
— Il a peur ?
— Je ne sais pas. Ce n’est pas le problème. Tu vas te marrer, mais je ne suis pas sûr qu’il soit tellement d’accord, politiquement.
— Pourquoi est-ce que je me marrerais ?
— Toi, tu n’es pas tellement d’accord non plus, politiquement, dit Buenaventura. Et tu es tout de même en train de monter sur le coup. Je t’ai dit, le désespoir.
— Fais pas chier, petit. On peut compter sur Treuffais, oui ou non ?
— C’est mon ami, dit Buenaventura.
— Ce n’est pas ce que je te demande.
— C’est ce que je te réponds.
— Dans ce cas, dit Épaulard, on fera le coup à quatre.
— Tu plaisantes.
— Absolument pas.
— Mais Treuffais est avec nous ! dit Buenaventura. Il a rédigé l’essentiel du manifeste. Il… Non, non, enfin quoi merde, tu plaisantes.
Le Catalan s’était mis à marcher à grands pas dans le bureau, ses mèches noires lui battant les yeux, ses dents découvertes par un rictus nerveux. Il se laissa tomber dans un fauteuil de cuir. Le téléphone sonna à ce moment. Épaulard décrocha.
— Cabinet Épaulard, conseil juridique, annonça-t-il et il écouta, fit la moue, tendit le combiné à Buenaventura. C’est pour toi, dit-il, c’est Treuffais.
— Allô ?
— Buen, il faudrait que je te voie.
— Pourquoi ?
— Il faut que je te parle. En tête à tête, s’il te plaît.
— Ce soir, alors. Tu passes chez moi ?
— À l’hôtel ? Si tu veux. Quelle heure ?
— 8 heures ?
— Bon. On ira bouffer ensemble. Enfin, peut-être.
— Ah bon, « peut-être » ? dit Buenaventura. C’est à ce point-là ? Enfin, d’accord. 8 heures.
— Salut.
Le Catalan ne répondit pas. Treuffais demeurait au bout du fil. Buenaventura l’entendait respirer.
— Allô ? Tu es là ? demanda-t-il.
Buenaventura raccrocha. Épaulard le contemplait d’un air sagace.
— Il laisse tomber ?
— J’en sais rien. Ça se peut. Je le verrai tout à l’heure.
— Bien, dit Épaulard. On en reparlera demain. Je vais me tirer. Faut que j’aille à Ivry, pour les munitions et les véhicules. Si ton copain décroche, tu penseras à joindre Meyer et D’Arcy, leur dire que c’est ici qu’on se verra demain soir.
Rapidement, le quinquagénaire acheva de remonter les automatiques, les enveloppa derechef dans les blouses, fit de l’ensemble une sorte de ballot qu’il rangea dans l’armoire métallique kaki. Les deux hommes s’envoyèrent une vodka, puis quittèrent le bureau, chacun s’en alla de son côté.
— Le même soir (lundi), Épaulard, à Ivry, vendit sa Cadillac et obtint en échange deux cent cinquante cartouches. 32 ACP que les Manurhins avaleraient sans réticence, et la promesse de toucher, le vendredi à 14 heures, une vieille Jaguar verte, complètement pourrie, mais qui tiendrait bien quelques centaines de kilomètres encore, avec une carte grise pas trop fausse. Pratique, Épaulard réclama quelques bidons d’huile supplémentaires et, le frein à main étant bien entendu totalement mort, nota dans sa tête qu’il lui faudrait se munir d’une bonne cale de bois, au cas où il serait amené à stationner dans une côte. Il profita de cette visite à Ivry, et des négociations qu’il y mena, pour faire un excellent repas dans une gargote et pour évoquer, avec le Gitan qui traitait pour la Jaguar, le bon vieux temps, la Méditerranée, les fusillades avec les pistoleros SFIO et les ex-gestapistes embusqués dans la DGER, pas mal de morts et pas mal de vivants. Il rentra chez lui fin soûl et d’assez bonne humeur.
Dans le même temps, Buenaventura et Treuffais se retrouvaient dans la chambre du Catalan. Treuffais annonçait son intention de ne pas participer au coup, et donnait ses motifs. Il en résultait une conversation assez courte, mais âpre et désespérante ; et les deux amis n’étaient plus des amis et ne dînèrent pas ensemble. En fin de soirée, Buenaventura prévint D’Arcy que l’on se réunirait le lendemain chez Épaulard, et lui demanda de joindre à ce sujet Meyer qui n’avait pas le téléphone.
Le mardi matin, Buenaventura retrouva Épaulard chez ce dernier, et le mit au courant de la défection de Treuffais. Il exposa que le désaccord était d’ordre théorique, et que par conséquent il n’y avait rien à craindre de Treuffais qui était un ami, ne pouvait être suspecté d’être en contact avec la police, saurait se taire.
— Je n’aime pas ça, déclara Épaulard.
— Je me porte garant de la loyauté de Treuffais, dit Buenaventura avec une certaine raideur. J’ai largement autant confiance en lui qu’en toi.
Épaulard réfléchit un instant.
— Bon, dit-il.
Le mardi soir, Meyer, D’Arcy, Buenaventura, Épaulard se réunirent dans le bureau de ce dernier. Meyer et D’Arcy furent avisés de la défection de Treuffais. Meyer ne fit pas de commentaires. D’Arcy fit des commentaires orduriers, mais ajouta qu’il s’en foutait pas mal. Chacun tomba d’accord avec le Catalan pour ne voir là aucun risque supplémentaire.
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