Buenaventura dépassa Épaulard et embrassa la fille sur les deux joues.
— Salut, Cash.
— Monsieur ? dit Cash à Épaulard.
Le quinquagénaire se planta dans la bouche une Française et ses lèvres en écrasèrent le filtre. Il fouilla dans ses poches, cherchant ses allumettes.
— André Épaulard, dit Buenaventura.
— Salut, dit Cash.
Elle serra la pogne d’Épaulard. Sa main petite était forte.
— Il est avec nous sur le coup, dit le Catalan.
— Le coup ?
— L’ambassadeur.
Cash haussa ses sourcils redessinés.
— Je ne vous attendais pas, je n’ai rien à bouffer.
— On s’est arrêtés à Couzy, on a des patates et des entrecôtes dans la bagnole. On peut la rentrer au garage ?
— Bien sûr.
Le Catalan regarda Épaulard d’un air interrogateur. Épaulard sortit les clés de voiture de la poche de son imper, les tendit.
— Bon, j’amène la bouffe, dit Buenaventura qui prit les clés et sortit par la porte vitrée.
Épaulard allumait sa cigarette. Cash le regardait à travers la fumée.
— Vous voulez boire ? Un scotch ?
— Oui, je veux bien.
L’ancien FTP s’assit sur le banc, devant la table énorme. Cash ouvrit un buffet sombre et en sortit trois verres et une bouteille aux trois quarts pleine, du Johnny Walker étiquette rouge avec un petit timbre de Prisunic collé sur le bouchon à vis en métal mou.
— Je vais chercher de la glace.
Elle sortit par la porte de communication qu’elle laissa ouverte. Épaulard aperçut la cuisine pleine d’éléments de rangement couverts de Formica. La fille fourgonna dans un réfrigérateur de grande capacité, revint avec des cubes de glace dans un bol et un magnum de Perrier. Elle versa à boire dans les trois verres, ajouta deux glaçons par verre et s’assit en face d’Épaulard. Celui-ci la contemplait et la trouvait excitante. Il était excité.
— Vous ressemblez à Roger Vailland, déclara Cash.
Dans l’esprit d’Épaulard, douche froide. Je suis une personne non analysable, pas un personnage, affirme silencieusement son ego (tandis que son id se contente de faire meuh) ; ce n’est pas tellement facile d’affirmer ça, avec la gueule que je me paye, et avec ma carrière, militant tourné canaille, ancien tueur, j’ai vécu, cinquante ans bien passés, dix-huit mois qu’il n’avait pas touché à une fille et le pire c’est que le besoin ne s’en faisait pas sentir jusqu’à présent. Il se remémora une prostituée cubaine inventive et rougit idiotement. Il écrasa sa Française à petits coups rageurs, la frotta pour l’éteindre au fond du cendrier Martini blanc et or, en sortit une autre et l’alluma aussitôt.
— Pas de littérature, je vous prie, dit-il.
— Vous n’aimez pas Roger Vailland ?
— Si, un peu.
— Vous l’avez connu ?
— Non. Parlons d’autre chose, je vous prie. La littérature n’est pas intéressante.
— Je suis un personnage comme la jeune bourgeoise de Drôle de Jeu, insista Cash.
— Qu’est-ce que vous voulez que ça me foute ? Ou peut-être aimeriez-vous que je vous déniaise ? demanda Épaulard dans un paroxysme de grossièreté. Vous savez que vous commencez à m’inquiéter, ajouta-t-il. Je n’ai aucune envie de travailler avec des chariots sur une histoire comme… comme celle dont il est question.
— Ça va, ça va.
— Montrez-moi plutôt les locaux, dit Épaulard en se levant, son verre à la main, sa cigarette à la bouche.
Cash obéit.
La petite porte sous l’escalier, par où elle était entrée, donnait sur l’extérieur sur plusieurs hectares de verger herbeux. Des clapiers étaient rangés contre l’arrière de la fermette. Des lapins y bouffaient.
— J’étais en train de les nourrir quand vous êtes arrivés, signala Cash. Mais n’ayez crainte. Les travaux ennuyeux et faciles, ce n’est pas mon genre. Je ne sais pas quel est mon genre. Je ne suis pas grand-chose de plus qu’une petite putain.
Cause toujours, pensait Épaulard. L’ancien FTP examinait le terrain. Les arbres nombreux fournissaient une protection éventuelle contre des tirs d’armes à feu. Qu’est-ce que je déconne ? se demanda Épaulard. Nous ne sommes pas ici pour soutenir un siège. Si l’on en vient là, autant se rendre tout de suite, tout sera foutu. Il rentra dans la salle commune. Buenaventura, ayant rangé la Cadillac au garage, venait de regagner la pièce, chargé de deux filets à provisions qui contenaient les pommes de terre et les entrecôtes.
— Je visite, lui dit Épaulard.
— Continue. Je vais faire du feu.
Le Catalan lampa une gorgée de scotch et marcha jusqu’à la cheminée. Il commença de disposer des journaux froissés entre les chenets, puis cassa du petit bois. Cash montrait la cuisine à Épaulard. Une fenêtre sur les arrières de la maison ; une porte de communication avec un atelier désaffecté, plein de toiles d’araignée.
La fille referma, repassa dans la salle commune, marcha vers l’escalier. Épaulard la suivit. En montant les marches, il regardait son cul magnifiquement petit et musclé comme un corps de jeune chien boxer. En haut de l’escalier, un palier, un couloir avec des lucarnes étroites comme des meurtrières donnant sur les arrières, quatre portes.
— Une salle de bains, trois chambres, dit Cash.
Épaulard jeta un coup d’œil à la salle de bains qui recevait le jour par de gros pavés de verre dépoli, puis pénétra dans les chambres, successivement, elles étaient assez semblables, murs blancs, deux petites fenêtres mansardées, un grand lit dans l’une, deux petits dans chacune des deux autres, un rayonnage par-ci, une commode par-là. Le quinquagénaire ramassa distraitement un livre broché sale et chiffonné qui se trouvait par terre. Il traitait du « mouvement maoïste en France ».
— Tu n’es pas maoïste, au moins ?
— Je ne suis pas complètement con, dit Cash.
Épaulard jeta l’ouvrage sur un lit, ressortit dans la pénombre du couloir qui sentait la sève ou bien la cire. Cash referma la porte derrière lui, elle poussa gentiment l’homme vers l’escalier.
— C’est tout ce qu’il y a à voir. L’ambassadeur, à mon avis, devrait être installé dans une chambre à deux lits, avec l’un d’entre vous pour le surveiller. Je garderai la chambre à un lit, c’est ma chambre. Il restera deux lits pour quatre. De toute façon j’imagine qu’il faudra que quelqu’un monte la garde en bas, autant qu’ils soient deux, ils pourront jouer aux cartes.
— N’avez-vous pas l’un de nous pour amant ? s’enquit machinalement Épaulard en redescendant l’escalier.
— Ni l’un ni les autres. Est-ce que je vous montre le garage et la grange ou bien est-ce que nous déjeunons ?
— C’est pas prêt, commenta Buenaventura qui avait entendu, car Épaulard et la jeune fille arrivaient au bas de l’escalier.
— On verra tout à l’heure, dit Épaulard. Détendons-nous. Buvons-le, ce verre.
Il avait toujours son scotch à la main. Il le vida, s’en versa un autre, écrasa sa cigarette, en alluma une autre, toussa violemment, s’assit. Buenaventura activait le feu, raclait les bûches déjà rougeoyantes. Le Catalan glissa des pommes de terre dans les braises, les recouvrit de cendre, déballa les entrecôtes qu’il plaça dans un gril à charnière et à long manche.
— Pour la viande, dit-il, je vais attendre. Il y en a facilement pour vingt, vingt-cinq minutes avant que les patates soient bien.
Ayant déposé près du feu les entrecôtes encagées, il vint s’asseoir au bout de la table et avala une gorgée.
— La maison, elle te va ? demanda-t-il à Épaulard.
— Oui.
— Bien entendu, il faut encore que tu étudies les cartes et tout ça. Tu veux la voir, la carte ?
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