— Prochaine à droite.
— Je sais, dit D’Arcy.
Étrécissant l’œil, Épaulard scrutait les véhicules en stationnement, les trottoirs.
— Voilà, stop !
La Consul franchit l’intersection, mit son clignotant et s’arrêta sur le passage pour piétons. Épaulard et Buenaventura descendirent.
— Cinq minutes exactement et Meyer entre, dit Épaulard. Cinq minutes de plus et tu arrêtes la voiture en double file devant le boxon.
— On sait, dit D’Arcy.
La portière claqua. La Consul repartit pour parcourir un bref circuit qui la ramènerait au même endroit quelques minutes plus tard. Épaulard et le Catalan s’engagèrent dans la rue du bordel. La première porte, en haut de trois marches, était de bois brun verni, avec un guichet. Des lettres minuscules en métal doré, pratiquement indistinctes, indiquaient : CLUB ZÉRO. Épaulard sonna brièvement, attendit.
À cinquante mètres de là, dans la Triumph Dolomite que l’ambassadeur Poindexter utilisait pour son escapade hebdomadaire, et qui était convenablement garée le long du trottoir, l’agent Bunker abandonna la lecture de Ramparts pour examiner les deux hommes qui se présentaient là-bas, à l’entrée du bordel. Il remarqua que l’un d’eux portait des baskets. Il poussa du coude l’agent Lewis qui somnolait à côté de lui et, du menton, lui indiqua l’objet de son intérêt.
— Un vieux beau et une petite tante, estima l’agent Lewis.
Le guichet s’ouvrit dans la porte, sur un visage de noiraude bien coiffée, les yeux faits, la lèvre boudeuse.
— Messieurs ?
— Je ne suis pas venu ici depuis fort longtemps, murmura Épaulard avec urbanité. Nous ne nous connaissons pas et j’imagine que vous ne me permettriez pas d’entrer sur ma bonne mine. Je ne suis pas membre du club, mais j’ai la recommandation d’amis dont M me Gabrielle reconnaîtra les noms.
À titre d’exemple, il donna le sobriquet puéril qu’un sénateur utilisait, dans les années 50, lorsqu’il fréquentait l’établissement.
— Un petit instant, je vous prie, monsieur, dit la noiraude et le guichet se referma.
Épaulard consulta sa montre. Cent dix secondes s’étaient écoulées. Il s’en écoula trente encore, puis la porte s’ouvrit ; une dame en tailleur Chanel se tenait dans l’entrée, la noiraude un peu en retrait, des tentures fermées derrière les deux femmes.
— Votre visage ne me dit rien, déclara M me Gabrielle. Mais si vous connaissez Bichon… Je puis vous accueillir au bar, monsieur… ?
— Lucas, dit Épaulard. Et voici Georges, mon protégé.
Buenaventura baisa la main de la dame, qui fut charmée modérément.
— Bien, bien, dit-elle. Entrez.
On franchit les tentures, on se trouva dans un hall faux Louis XV d’où s’envolait un escalier tournant. M me Gabrielle pilota les deux nouveaux venus vers une porte du rez-de-chaussée. On déboucha dans un bar aux lumières tamisées, toujours du faux Louis XV, des lys dans des vases, un téléphone rouge sur le comptoir. Derrière le comptoir, un barman en veste blanche, baraqué, une calvitie plus que naissante, une moustache touffue, il ressemblait au saxophoniste Guy Lafitte. Devant le comptoir, perché sur un des tabourets, un grand jeune homme aux cheveux blonds en brosse, une Chartreuse devant lui, lisait The Greening of America en édition de poche. Deux minutes s’étaient écoulées depuis qu’Épaulard et Buenaventura étaient descendus de la Consul. M me Gabrielle toisa le Catalan. Sa mise miteuse lui inspirait de la défiance.
— Vous appréciez la simplicité, je dirais presque la rudesse, de mon protégé, susurra Épaulard.
La maquerelle lui jeta un regard de biais. Ça, c’était un véritable homme du monde. Elle se détendit.
— J’offre le premier verre, dit-elle et elle s’apprêtait à passer derrière le comptoir quand l’agent Ricardo leva discrètement les yeux de son pocket book pour considérer les arrivants, remarqua la bosse que faisait la poche de Buenaventura, estima aussitôt que le jeune homme portait une arme et plongea la main dans son veston.
Épaulard empoigna un pied du tabouret et le renversa. L’agent Ricardo tira à travers sa poche, la balle se logea dans le plafond, la détonation étouffée par le tissu pouvait se confondre avec le départ d’un bouchon de champagne. Épaulard assomma aussitôt l’Américain d’un coup de crosse sur le crâne. Simultanément, Buenaventura avait tiré son propre 7,65 dont le canon se braqua sur le barman.
— N’essaie pas de plonger sous le comptoir, dit le Catalan. Tourne-toi, mets les mains contre les bouteilles, le poing fermé. Ne déplie pas les doigts.
Le barman obéit. M me Gabrielle se tenait absolument immobile.
— Il n’y a pas d’argent ici, dit-elle.
— Vous êtes une menteuse, chère petite dame, lui dit Épaulard en reculant vivement vers la porte d’entrée du bar, et au moment où la soubrette surgit, attirée par le bruit, il lui décocha un coup de poing dans la mâchoire et la fille tomba comme un sac.
Deux minutes et demie.
Épaulard continua à reculer, franchit le seuil du bar, tendit la main, arracha les tentures de l’entrée, revint dans la salle. Il déchira les tentures. La noiraude, l’agent Ricardo et le barman (préalablement assommé d’une manchette à la nuque) se trouvèrent bientôt ligotés et bâillonnés. Il se retourna vers la maquerelle.
Trois minutes et demie.
— Combien de personnes à l’intérieur de votre palace, en ce moment ?
La maquerelle ne répondit rien. Épaulard saisit le couteau dont le barman se servait pour tailler les citrons. Il s’approcha de la femme.
— Je suis pressé. Répondez-moi ou bien je vous élargis la bouche avec ce couteau.
— Trois clients et trois filles, dit très vite la maquerelle. Il est encore très tôt, expliqua-t-elle.
— Tu en attends d’autres ?
— Oui.
— Quand ?
La maquerelle regarda le couteau.
— Ils vont arriver. Tu ferais mieux de laisser tomber, mon gars.
— Dans quelle chambre se trouve l’ambassadeur Poindexter ?
— C’est pour lui que vous êtes venus ? Vous êtes des gauchistes ?
— Ta gueule. Dans quelle chambre ?
— La chambre bleue, soupira la maquerelle.
— Où est-ce, cette chambre bleue ?
Quatre minutes.
— Premier étage. Deuxième porte à droite.
— Bon, dit Épaulard en ramassant ce qui restait de tentures.
— Vous ne vous en tirerez pas, dit la maquerelle. Je suis protégée. Personne ne peut me faire ça et s’en tirer. Vous feriez mieux de… Oh, je vous en prie, ne me bâillonnez pas, je suis très nerveuse, j’ai peur d’étouffer.
— Ta gueule.
Épaulard attacha la femme, lui entortilla la tête dans les draperies, fit des nœuds. La maquerelle gémissait confusément.
Cinq minutes.
Meyer sonna à la porte de la maison de rendez-vous. Dans la Triumph Dolomite, l’agent Bunker se pencha en avant.
— Encore un jeune type avec des chaussures de sport, observa-t-il d’un Ion pressant. Nous ferions mieux d’aller voir. Ça pue.
— Oh, enfer, jura distraitement l’agent Lewis qui mit le contact.
Là-bas, la porte du bordel s’ouvrit, Meyer pénétra à l’intérieur, Épaulard l’accueillit.
— Tu montes avec moi, dit le quinquagénaire. Buen reste au bar à surveiller.
En face de la maison de rendez-vous, au numéro 2 de la rue, au premier étage, un pâle truand nommé Bouboune, surnuméraire d’une fraction interne du SDECE, s’emmerdait ferme à côté de sa caméra Sankyo et de son litron de Corbières vdqs. Il nota tout de même avec intérêt que la Triumph de l’ambassadeur américain déboîtait et s’amenait à petite vitesse à la hauteur du Club Zéro.
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