Ensuite, les choses furent moins tangentes, quoique plus compliquées. La banlieue était un lacis de rues à travers quoi Épaulard avait élaboré un itinéraire minutieux. Au-delà de Chelles, à travers la campagne qui commençait, foisonnaient les petites routes. Les forces de l’ordre n’étaient nullement en état de tout barrer. Un peu après minuit, ayant mis plus de deux heures pour couvrir moins de soixante kilomètres à vol d’oiseau (mais plus du double au compteur), la Jaguar verte atteignait la fermette de Couzy. À ce moment, il se mit à neiger.
Le vendredi après le déjeuner, le ministre de l’intérieur était parti passer un grand week-end dans son château d’Indre-et-Loire. À 22 h 10, il était en train de regarder à la télévision, avec un certain dégoût, un débat sur l’avortement, quand on l’appela au téléphone pour le prévenir de l’enlèvement de Richard Poindexter. Son chef de cabinet déjà convoquait place Beauvau des représentants de la police, de l’armée, de la gendarmerie et des renseignements généraux. Il avait donné l’ordre qu’on établisse des barrages urbains et routiers conformément au plan dressé pour de semblables circonstances. Le Premier ministre, l’Élysée et les Affaires étrangères étaient alertés. Le ministre de l’intérieur dit que cela était bien et réclama un hélicoptère. Sur les pelouses du château, il fit allumer les projecteurs adéquats, et un SA 316 ne tarda pas à surgir de la voûte des cieux. À 11 heures et demie du soir, le ministre se trouvait en son ministère, ayant été entre-temps tenu au courant par radio des développements de la situation, lesquels étaient d’ailleurs à peu près nuls.
Dans le même moment, Marcel Treuffais, à bout de nerfs, ayant écouté les informations de onze heures qui ne disaient rien d’un enlèvement, fuma sa dernière Gauloise et sortit en acheter d’autres. Il se rendit à pied au carrefour Convention où il trouva un tabac ouvert et acheta quatre paquets de cigarettes. Comme il sortait du débit, deux motards passèrent l’intersection à vive allure, filant vers l’ouest. Treuffais ressentit un pincement à l’estomac, il les suivit du regard et découvrit ainsi qu’un barrage était en place à quelques centaines de mètres, à l’intersection de la rue Lecourbe et de la rue de la Convention. Se retournant, il lui apparut qu’il y en avait un autre rue de Vaugirard, à un demi-kilomètre vers le nord. Sa gorge se serra, son cœur battit plus vite, il se dépêcha de rentrer chez lui. Il ouvrit de nouveau son vieux Radialva, juste à temps pour entendre un communiqué du ministère de l’intérieur interrompant le Pop Club : « Ce soir à Paris, alors qu’il sortait d’un club où il avait dîné, Richard Poindexter, ambassadeur des États-Unis en France, avait été attaqué et enlevé par un commando inconnu qui avait ouvert le feu sur l’entourage de l’ambassadeur. Le chauffeur de l’ambassadeur était grièvement blessé, ainsi qu’un policier français, et un autre policier français avait été tué. Le gouvernement était décidé à faire toute la lumière sur cet acte révoltant et à en découvrir à bref délai les auteurs, afin qu’ils subissent un châtiment exemplaire, conformément à la loi. Les premières constatations des enquêteurs permettaient d’ores et déjà d’affirmer que cet attentat était l’œuvre de ceux qui, par folie et par calcul, ont décidé coûte que coûte de provoquer le désordre. Ceux-là ne devaient attendre de l’État aucune faiblesse, et ne pouvaient espérer la moindre clémence que s’ils renonçaient immédiatement à poursuivre leur mauvais coup qui ne pouvait susciter que la réprobation et le mépris du peuple français. »
Un journaliste, en direct de la place Beauvau, ajouta quelques commentaires sur le bouclage de la capitale et l’envoi imminent, par les États-Unis, d’un représentant de leur gouvernement. Treuffais fumait cigarette sur cigarette. Il essaya les autres émetteurs, qui diffusaient de la musique et des variétés, revint sur France Inter qui passait à présent du Gato Barbieri, suivi de l’interview d’un explorateur à propos d’un livre qu’il avait écrit. À minuit, on redonna le communiqué du ministère, on ajouta quelques détails sur les allées et venues de personnalités, rien sur l’action de commando elle-même. Sur Europe n° 1 et RTL, c’était le même tabac. Quand les informations furent terminées, Treuffais se dit que tout ça n’était pas une raison pour changer ses habitudes. Il passa sur les petites ondes, trouva la Voix de l’Amérique et tomba pile sur la belle voix chaude de Willis Conover. L’heure de jazz allait être consacrée à Don Cherry. Treuffais se décida à s’asseoir confortablement, ouvrit une bière et écouta la musique.
Dans la fermette de Couzy, Buenaventura écoutait la même musique d’une oreille moins distraite. On avait forcé Poindexter à avaler deux comprimés de Nembutal et soixante gouttes de Nozinan. L’homme était K. -O. On l’avait couché dans une chambre à deux lits de l’étage. Meyer était de garde auprès de lui avec un flingue. Buenaventura se trouvait dans la salle commune en compagnie de D’Arcy qui faisait un sort à la bouteille de scotch. Les deux hommes mangeaient de gros sandwichs au fromage.
Épaulard et Cash étaient repartis avec la Dauphine de la fille et roulaient vers Paris sur la RN 34. Ils virent un barrage avec des herses et tout le bazar à la sortie de Lagny, mais on ne contrôlait que les véhicules venant de Paris. Ils poursuivirent leur route, virent un autre barrage à la porte de Vincennes, plus fourni, il y avait un car gris, une demi-douzaine de policiers se gelaient le cul car il faisait de plus en plus froid, il y avait un vent coupant, la neige tourbillonnait, la circulation rapide était impossible.
— Tout à l’heure, dit Épaulard, il était temps qu’on rentre.
Cash conduisait. Elle ne répondit pas.
— Ça ne vous fait pas peur, maintenant que c’est fait ? demanda Épaulard.
— Je m’en fous.
— Vous êtes une tête brûlée, dit Épaulard, essayant de plaisanter.
— Si c’est pour dire ça, tu ferais mieux de te taire.
La Dauphine traversa à moitié Paris qui s’enneigeait. Elle remonta le boulevard de Sébastopol, tourna deux fois à droite pour redescendre par la rue Saint-Martin. Les putes étaient nombreuses et rares les flics ; on sait que la pègre est le soutien de l’ordre ; ce n’était certes pas dans ce quartier que les flics marauderaient ce soir. C’est pourquoi la Dauphine s’y arrêta. Épaulard et Cash descendirent et parcoururent les rues. Au voisinage de trois bureaux de tabac différents, ils trouvèrent des boîtes aux lettres où ils glissèrent chaque fois quelques enveloppes, adressées aux principaux quotidiens parisiens, aux agences de presse françaises et étrangères, au ministère de l’intérieur. Dans les enveloppes se trouvait le manifeste mis au point par Treuffais, Buenaventura et Meyer, et péniblement reproduit au marqueur à l’aide d’un normographe, sur du papier pelure dérobé.
Entre deux boîtes, dans une des nombreuses entrées d’immeuble où se serraient frileusement les filles, drapées dans des fourrures synthétiques, mais obligées pourtant de se décolleter dans la froidure, Épaulard aperçut, contempla, une pute d’une extrême beauté, grande, hautaine, cadavérique. Le quinquagénaire se trouvait déjà ému par son voisinage avec Cash, il faillit proposer à sa compagne qu’ils montent un moment dans un hôtel de passe, il identifia dans sa tête la belle putain et Cash, il s’imagina les possédant simultanément, ce fut fugitif, les dernières enveloppes étaient postées, Cash se retourna vers lui.
— Qu’est-ce que tu as à me regarder avec des yeux de merlan frit ?
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