— Heureux en ménage, les Lombard ? minauda-t-elle.
Il attendait d’elle des confidences croustillantes peut-être. Elle se foutait bien des Lombard. En ce moment, elle les exécrait tous. Mais ne pouvait le dire qu’à elle-même, sous peine de voir, comme de la bouche d’Alexis, sortir d’ignobles reptiles.
« Phantasmes », aurait expliqué Alexis.
Parfois, il devait attendre, espérer qu’elle se livrerait entièrement. Et, au dernier moment, elle retenait la masse grouillante.
— Blocage mental.
Oui, toujours, toujours. Mais, désormais, elle ne pourrait plus supporter son personnage de fille sensible et pleine d’humanité. Elle tuerait cette Marjorie-là, cette Marjo, comme disaient Vicky et Pauline. Il leur faudrait bien quitter ce mausolée qui retournait lentement à sa véritable vocation. Le sable, d’abord, et puis le cadavre de Sonia Breknov. Et dans chacune des pyramides viendrait le jour des morts également. Que croyaient-ils donc, les gens de l’hiver, les privilégiés du soleil et de la mer ? Que la dolce vita persisterait à l’abri du réel ? Suspect aussi le simple fait de vouloir vivre une existence normale dans un pareil endroit. Les éternelles vacances. L’infantilisme prolongé et la lente agonie dorée. Autant vivre à Disney World, alors. Comment ne s’était-elle pas rendu compte plus tôt qu’elle ne pourrait supporter à la fin ces magasins, ces restaurants qui s’appelaient À la bonne soupe… Au gros Miam Miam… La Farfouille, Le Cucunu… ? Comment continuer à croiser ces gens qui prolongeaient l’été du 30 septembre au mois de juin en arborant des tenues légères dans lesquelles ils grelottaient, qui s’imaginaient que la mer hivernale avait la bonasserie de l’autre et qu’il fallait aller chercher au large à bord de leurs bateaux désemparés par gros temps ?
Lorsque son mari rentra, elle lui offrit un visage lisse sur lequel il chercha vainement un reflet de la journée.
— Je suis désolé, tu sais, mais je ne pouvais m’absenter de l’hôpital. Ça s’est bien passé, avec le commissaire ?
Avant de répondre, elle lui prépara un scotch. Il lui prit la main, lui baisa le bout des doigts.
— Mais tu es glacée, dit-il.
— J’avais oublié de rebrancher le chauffage après cette merveilleuse journée.
— J’ai essayé d’appeler Feraud, mais je n’ai pu l’obtenir… Ils ont fouillé l’immeuble ?
— Jusqu’à 14 heures.
— Feraud t’a interrogée ?
— Jusqu’à midi environ.
— Et… tu as parlé de ces coups de fil que tu as reçus ?
Marjorie secoua la tête.
— Je n’en ai pas eu le courage.
— Tu étais libre de ta décision, mais je pense que tu as bien fait. Ainsi, tu n’étais qu’un simple témoin amie de la vieille M me Breknov…
— N’es-tu pas curieux de connaître le résultat de cette fouille de l’immeuble ?
Surpris, il se redressa alors qu’il allait s’asseoir dans son fauteuil familier.
— Ont-ils trouvé quelque chose ?
— Une médaille de baptême avec une chaîne… Portant les initiales de Hondry avec sa date de naissance. Elle se trouvait incrustée sous une savonnette. Il avait dû la déposer sur le rebord du lavabo puis a plaqué la savonnette dessus. Plus tard, s’il l’a cherchée, il a dû soulever la savonnette sans la voir.
— Et dans quel appartement a eu lieu cette découverte ?
— L’appartement 310.
Alexis soupira de soulagement.
— Quelle chance nous avons ! Imagine qu’il s’agisse d’un appartement dont nous avons la clé en garde.
— Oui, dit-elle, ç’aurait été ennuyeux.
Pourquoi paraissait-il si heureux ? Est-ce que par hasard ?… Elle se souvenait de sa réaction à propos du carton de provisions découvert par les Rafaël dans leur appartement. La soupçonnait-il d’avoir elle-même fourni les clés ?
— Des initiales, une date de naissance, dit-il. Bien sûr, c’est une preuve, mais, dans le fond, n’importe qui pouvait la fabriquer, non ?
— La fabriquer ? demanda-t-elle, s’efforçant de rester calme comme elle se l’était promis.
— Les journaux ont dû donner la date de naissance de Hondry. Rien de plus facile que d’aller dans une grande ville assez éloignée pour faire graver une médaille.
Peut-être ne croyait-il pas à la présence de Hondry dans l’immeuble ? Peut-être commençait-il de douter d’elle également ? Elle aurait pu inventer cette histoire dans un but mystérieux, assassiner M me Breknov pour des motifs personnels ? Elle n’aimait pas l’expression de ses yeux qui la suivaient tandis qu’elle se rendait à la cuisine. Avec des gestes nerveux, elle prépara un plateau.
Assise non loin d’Alexis et le regardant manger, elle réalisait que sa première erreur avait été de ne faire ses confidences qu’après la mort de Sonia Breknov et de passer sous silence sa brouille avec les Rafaël. Le couple avait pu très bien rencontrer Alexis le dimanche, lui téléphoner quand elle était sortie, dans l’intention de s’excuser mais en racontant l’incident du carton de provisions. Pourquoi aurait-il fait cette réflexion sur les clés, sinon ?
— Si nous les rendions toutes, dit-elle brusquement.
Son mari continua de peler son orange avec application. Il ôtait avec toujours infiniment de patience la peau blanche.
— Rendre quoi ?
— Les clés. Il n’y a qu’à les remettre au gardien.
— Ce serait désinvolte pour les amis qui nous les ont confiées.
— Étant donné la situation, ce serait préférable. Peut-être apprécieront-ils, au contraire, ce geste.
— Nous devons y réfléchir.
Au moment d’aller se coucher, il lui tendit un petit flacon de pilules.
— Je te trouve nerveuse, dit-il. Je sais que tu n’aimes guère te droguer, mais ceci te ferait le plus grand bien. Remarque, je ne t’y oblige nullement. Tu décideras seule.
Il ajouta avec un sourire :
— Ne dépasse évidemment pas la dose.
Elle raccompagna Maryse à la porte, bavarda un petit moment puis referma. La jeune fille s’était montrée très discrète sur la mort de Sonia et sur la présence de la police, la veille. Au-dehors, il n’y avait plus que le fourgon de gendarmerie avec deux hommes à son bord. Le commissaire Feraud ne devait plus croire que Hondry reviendrait dans l’immeuble.
Cinq minutes plus tard, on sonna et elle alla ouvrir sans méfiance pour découvrir Michel devant elle. Alors, elle se souvint que le commissaire Feraud lui avait appris que Monique Rieux avait été l’élève de Lombard. Elle eut un geste de recul.
— Je vous en prie, dit-il très vite. Vous n’avez rien à craindre de moi. Mais il fallait que je vous parle.
— C’est impossible… Je ne suis pas seule.
— J’ai attendu que votre femme de ménage soit sortie, dit-il avec un petit sourire d’excuse.
— Vous me surveillez maintenant ?
— Ce que j’ai à vous dire est très important… Si vous refusez de m’écouter, les conséquences peuvent en être très graves.
Elle mourait de peur mais détestait obéir à ce genre de sentiment.
— Bon, entrez…
Dans le living, il se retourna vers elle.
— C’est parce que je vous porte une grande affection…
— Si vous êtes venu pour ça, repartez immédiatement !
— Non… Mais comprenez-moi… Il y a des jours que je me torture… Mais ce n’est pas uniquement pour ce que vous croyez…
Elle ne se sentait pas soulagée pour autant. Elle aurait préféré qu’il ne soit venu que pour « ça », justement. Elle aurait su trouver la réplique alors qu’elle appréhendait une confession effroyable.
— Pourquoi moi ?
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