— D’Hondry… Je suis maintenant certaine qu’il a été surpris par Sonia Breknov.
— Tu devrais le dire aux gendarmes, dit-il. Mais que ferait-il dans l’immeuble ?
— Peut-être veut-il se venger de toi… Sonia Breknov pensait qu’il était là car elle se souvenait très bien que tu avais été l’un des experts psychiatres désignés. Elle avait fait part de ses inquiétudes au gardien qui va certainement en parler aux gendarmes.
— Je n’arrive pas à m’en persuader, dit Alexis, mais dans ces conditions mieux vaudrait alerter le commissaire Feraud qui s’occupe personnellement de cette affaire.
Il consulta sa montre, fit la grimace.
— Une heure un quart… Ce n’est pas le moment de l’appeler. Je le ferai demain matin. Maintenant, allons nous coucher.
Alors elle le regarda. Comment pouvait-il être si serein à la pensée qu’ils allaient partager le même lit après qu’il se soit comporté de façon aussi ignoble ?
— Je te laisse notre chambre, dit-il, je prendrai celle d’amis.
— Alexis, pourquoi ?
Il regarda le fond de son verre.
— Peut-être parce qu’un déguisement permet de libérer ce qui est d’ordinaire profondément enfermé en nous… C’est une explication… Dans les psychodrames, le travesti peut aider… Et sur scène, un acteur arrive à se dédoubler.
— Un mauvais acteur, murmura-t-elle.
— Je me sentais brutal, débarrassé de mon acquis de culture, de vie sociale. Tu étais une Indienne bougrement attirante avec ces franges qui battaient tes cuisses… Autour de moi c’étaient caresses furtives, paroles salaces… Ils me faisaient pitié, ces pauvres cons qui n’osaient pas y aller carrément. J’ai pensé que je devais aller jusqu’au bout…
— Pourquoi avec moi ?
— Parce que tu es la seule femme que je désire…
Elle secoua la tête.
— Je ne le crois pas.
— Tu dois le croire, dit-il sèchement.
— Tu as cherché à me faire du mal, à me terroriser… Ou alors à tester ma fidélité.
— Ta résistance s’est accrue dès que tu as découvert que j’étais ce bagnard.
— Oui, c’est vrai, reconnut-elle franchement.
— Le travesti te troublait donc. Comme le tien m’excitait. C’est preuve que nous sommes aussi fragiles l’un que l’autre.
— J’ai cru que c’était Hondry, avoua-t-elle.
— Comme tu es imaginative… Mais tu y crois vraiment ! Cette pauvre Sonia Breknov arrivait à te faire partager ses fausses terreurs.
— Pourquoi te hait-il ?
Alexis soupira, regarda ailleurs.
— Me prends-tu pour une de tes malades ? demanda-t-elle.
— Fais une analyse lucide des faits qui t’ont amenée à supposer que cet homme hantait ta vie, et tu verras qu’il ne reste pas grand-chose si tu es honnête avec toi-même.
— Il y a les coups de téléphone, dit-elle.
— Tu as reçu des coups de téléphone ?
— Presque chaque jour. Il me demandait de lui fournir de la nourriture que je déposais chaque fois en des endroits différents.
Alexis ferma les yeux, s’assit ensuite en face d’elle et la regarda.
— Je t’en prie, je ne suis pas folle… J’ai fourni cette nourriture, du vin, du pain…
— N’as-tu jamais pensé qu’on te faisait une blague affreuse ?
— Si… Mais ensuite, j’ai réellement cru qu’il s’agissait de Hondry… Et M me Breknov également.
— Le commissaire Feraud ordonnera une fouille complète de l’immeuble. Des dizaines de gendarmes, de policiers. Moralement, le supporteras-tu ? Il te faudra ensuite vivre normalement, affronter les sourires goguenards, les airs entendus. Femme de psychiatre, voilà qui n’arrangera rien. Mais nous pourrons quitter cet endroit, nous installer ailleurs. À la campagne…
— J’ai songé aux conséquences, très souvent.
— Tu as attendu ce soir pour m’en parler ?
— La mort de Sonia Breknov fait la différence entre mes doutes et les certitudes.
— N’as-tu jamais songé à enregistrer cette voix inconnue ? Il y a deux magnétophones, ici.
— Je n’y ai pas songé, murmura-t-elle.
— Le commissaire Feraud possède certainement des enregistrements de la voix de Hondry. Avant de s’engager dans une opération de fouille, il sera bien avisé de te les faire écouter.
— La voix est maquillée… J’ai même cru qu’il pouvait s’agir d’une femme, au début.
— Vicky ?
— Pauline Bosson également… Son admiration constante finit par me mettre mal à l’aise. Elle en fait trop et je me demande si, dans le fond, elle ne me déteste pas.
— Tu as trop fait pour elle, dit-il sentencieux.
— C’est Hondry, dit-elle, et cela prouve du moins une chose.
Il pencha la tête comme pour l’inviter à poursuivre.
— S’il a été capable de tuer une vieille femme trop curieuse mais inoffensive, c’est qu’il est réellement l’assassin de Monique Rieux.
— Voilà qui confirme mon expertise que le commissaire Feraud essayait de démolir. Il ne sera guère content de devoir admettre que Hondry a réellement des pulsions criminelles.
Un air presque brûlant pénétrait dans le living par les portes-fenêtres largement ouvertes. La mer scintillait comme en plein été et Marjorie avait coupé le chauffage très tôt. Lorsque Maryse s’était présentée pour prendre son travail, elle l’avait renvoyée en lui promettant de lui régler quand même ses heures.
Le commissaire Feraud était arrivé vers 10 heures du matin. Il n’avait pas exigé que le docteur Brun soit présent, mais Alexis avait dit qu’il reviendrait le plus rapidement possible. Toutes sortes de véhicules s’étaient rangés en bas de la pyramide et des gendarmes, des gardes mobiles et des policiers en civil fouillaient chaque appartement. Chaque fois qu’un niveau avait été visité, un inspecteur venait en prévenir le commissaire principal.
— Nous avons la preuve que M me Breknov a été volontairement poussée dans le dos, lui annonça le policier presque tout de suite. Elle portait un habit de théâtre assez étroit et pour éviter d’être irritée avait talqué l’intérieur du vêtement à hauteur des épaules. De plus, elle transpirait au moment de son accident… Frayeur ? Énervement ? Ou encore cet habit trop ajusté ? On a relevé nettement sur son épaule gauche l’empreinte d’une main d’homme lorsqu’on l’a dénudée à la morgue. De plus, au cours de sa chute, elle aurait dû rebondir de marche en marche, laissant des traces de sang ou de matière cervicale. Or, il semble qu’elle ait en quelque sorte plané jusqu’à ce que sa tête éclate contre le bac de plantes vertes.
Muette, s’efforçant de ne pas céder à l’impact atroce des images que Feraud évoquait, elle l’écoutait avec attention.
— Personne ne l’a entendue crier. Les gens du niveau inférieur regardaient un film assez bruyant à la télévision. Ils ont l’habitude de monter le son car le mari est sourd comme un pot. Saviez-vous qu’elle était décidée à assister à ce bal masqué ?
Marjorie secoua la tête.
— Il semble qu’elle se soit décidée tardivement car elle a téléphoné aux organisateurs qui l’ont assurée de la gratuité de l’entrée pour elle.
Dans sa poche, il prit une petite boîte en plastique, l’ouvrit délicatement.
— On a retrouvé du verre au départ de l’escalier… Des traces de vin et des miettes de pain… Le vin semble être un bon cru… Bourgogne certainement.
Elle ne réagissait pas. Les policiers découvriraient bien d’autres choses. Le concierge se souviendrait des Rafaël et de leur indignation de la semaine précédente. On les interrogerait à Toulouse et ils parleraient du carton de provisions sur lequel figurait son adresse. Il enveloppait un envoi de livres club vendus par correspondance. Mais toutes ces découvertes ne prouveraient pas son début de complicité et, le matin même, avec Alexis, ils avaient mis au point les réponses qu’elle devrait donner pour éviter d’être inculpée pour assistance à malfaiteur.
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