Elle ne réfléchit pas plus pour demander :
— Combien pour déterrer ce journal ?
— Chela, t’as pas compris. Je t’ai dit que le bouquin était enterré avec lui.
— Combien pour déterrer le prêtre ? Hansel se figea. Nicolas se raidit.
— Les Mayas font pas ce genre de trucs.
Pour la première fois, Nicolas semblait d’accord avec l’avorton. Hansel tremblait de colère. Sa jambe droite ne cessait de trépider. Jeanne craignait qu’il attrape une machette et lui fende le crâne. Mais le sourire revint sur ses traits. Sa roublardise semblait jouer sous sa peau.
— Ça sera 1 000 dollars, neña. Ouvrir les tombes, ça me connaît.
— 500.
— 800.
— 600.
— 700. Et ton mal-blanchi vient avec nous. J’aurai besoin d’aide.
Jeanne interrogea Nicolas du regard. Il fit oui des yeux. Pas question de se dégonfler devant Hansel. Elle vida ses poches. 300 dollars.
— Le reste quand j’aurai le cahier.
— Venez me chercher à minuit.
— Merci, murmura-t-elle. Vous avez du cran.
Hansel rit encore. Contre toute attente, il avait des dents éclatantes.
— Vous savez à quoi on reconnaît ici du jade ?
— C’est une pierre verte, non ?
— Il y a beaucoup de pierres vertes dans la région. Vous prenez votre couteau. Vous grattez la pierre. Si elle est marquée, c’est pas du jade. Si la lame ne laisse aucune trace, c’est du jade.
— Rien ne vous marque, vous, c’est ça ?
— Comme tout ce qui est précieux ici.
Une fois dehors, Jeanne lança un nouveau regard à Nicolas. Il paraissait furieux. Et frustré. Elle comprit le message. Si elle voulait que le chauffeur soit de l’aventure, cela lui coûterait 700 dollars de mieux.
Sur le chemin du retour, Jeanne trouva un distributeur de billets — sans doute le seul de la ville. Elle usa de sa carte Visa et parvint à extraire l’équivalent de 500 dollars en quetzales. Déjà pas mal. Elle avait calculé qu’après l’achat du billet d’avion et le séjour à l’Intercontinental, elle n’avait plus rien sur son compte. Appeler sa banque au plus vite pour effectuer un virement de son compte Épargne — ses seules économies, 3 000 euros — sur son compte courant… Encore une fois, elle se dit que ces dépenses participaient à sa perte, à sa dématérialisation. À mesure qu’elle s’appauvrissait, elle s’acheminait vers une quintessence.
Elle saisit les billets. Les rangea dans son sac. Elle paierait Nicolas en lui filant sa montre Cartier — un bijou qui avait coûté à l’époque 2 000 euros. Elle n’aimait pas cette montre. Elle se l’était payée elle-même et l’objet à son poignet ne cessait de lui rappeler, justement, qu’on ne lui avait jamais fait ce cadeau.
Jeanne donna rendez-vous à Nicolas à 23 h 30. Elle n’avait pas envie de dîner avec lui. Pas envie de parler. Elle voulait seulement se concentrer avant de commettre sa dernière fantaisie : exhumer le cadavre d’un prêtre mort vingt-cinq ans auparavant afin de lui voler son « oreiller » funèbre : son journal intime.
Elle prit — enfin — une douche. Juste un filet d’eau tiède. Mais en se frottant très fort, elle parvint à se réchauffer. Dehors, les perroquets criaient. Ils paraissaient roucouler pour Jeanne, l’accompagner dans ses ablutions.
Elle se regarda dans le miroir. Elle se trouva pas mal. Pas mal du tout. Elle avait retrouvé des couleurs. Elle songea à Julianne Moore. Le souvenir d’une scène de Short Cuts, un film de Robert Altman, où l’actrice s’engueulait avec son mari tout en repassant sa jupe, le pubis à l’air. Elle mesurait, avec le recul, combien cette scène — qui l’avait choquée à l’époque — était belle. Et combien, elle aussi, était belle. La lumière de sa peau, la rousseur de sa pilosité : directement issues des lumières impressionnistes. Si elle avait connu Auguste Renoir… Son esprit enchaîna à nouveau. La fin du XIX esiècle. L’absinthe. Thomas…
Dans un élan de confiance, elle se dit qu’elle aurait pu l’avoir, lui. Le manger tout cru. Mais elle n’en voulait plus. Nouveau déclic. Antoine Féraud. Lui aussi maintenant, elle l’oubliait… Était-il resté au Nicaragua ? Avait-il abandonné l’enquête et était-il rentré à Paris ? Ou bien était-il…
Elle stoppa net ses pensées. Se brossa les cheveux. Se passa de la crème sur le corps. S’habilla. Pour la première fois depuis le matin, elle avait chaud dans cette salle de bains minuscule remplie de vapeur et de sa chaleur à elle. Son état nauséeux passait. Elle était seule. Elle avait peur. Mais, bizarrement, elle se sentait moins vulnérable qu’à Paris. Pas de migraine. Pas de crises d’angoisse. Elle réalisa aussi qu’elle ne prenait plus d’Effexor. Elle affrontait un vrai danger. Et, d’une certaine façon, c’était bon.
Elle descendit dans la salle du restaurant. Vide. Elle s’installa sous la véranda vitrée, face au lac. On ne voyait rien à l’extérieur. Le décor qui l’entourait, trop éclairé, occultait tout. Des tables en bois. Des bougies enfoncées dans des bouteilles noires. Un crépi jaunâtre au mur. Plutôt lugubre.
Elle choisit un plat au hasard dont le nom signifiait, littéralement : « farci au noir ». Puis vit arriver des morceaux de poulet baignant dans une sauce pimentée, agrémentés d’oignons frits, de morceaux de porc macérés et de blanc d’œuf. Avec du riz. Elle se força à manger. C’était épicé. C’était gras. Avec, au fond, une amertume de terre et de racines. Ce seul goût lui fit penser à la voix de la Flamme : « Pour l’homme de maïs ! » Et son appétit s’envola.
— Ça te plaît ?
Jeanne sursauta. Nicolas se tenait à côté d’elle.
— J’essaie de prendre des forces.
— Tu sais ce qu’on va faire cette nuit, non ? Tu sais ce que ça signifie pour un Indien ?
Jeanne eut un haussement d’épaules. Presque un geste d’humeur. Il prit ce mouvement pour du mépris. Le Ladino était ce soir d’humeur maya.
— Tu as lu Tintin et le temple du soleil ?
— Il y a longtemps.
— Tintin et ses amis vont être sacrifiés aux dieux incas. Mais Tintin a lu dans le journal qu’une éclipse est prévue pour ce jour-là. Il demande à être exécuté à l’heure du phénomène et fait mine d’invoquer le soleil, qui s’obscurcit aussi sec. Les Indiens terrifiés libèrent les héros.
— Et alors ?
— Dans Apocalypto, un film tout récent, Mel Gibson remet ça. Toujours les Indiens naïfs, épouvantés par une éclipse solaire…
Jeanne croisa les bras et passa au tutoiement :
— Où veux-tu en venir ?
— Tout ça a une source réelle. Le fait s’est perdu dans l’histoire coloniale, mais un écrivain guatémaltèque, Augusto Monterroso, l’a racontée. Son conte s’appelle l ’ Éclipse.
Elle soupira. Elle n’échapperait pas à l’histoire :
— C’est un missionnaire, Barthélémy Arrazola, au XVI esiècle. Les Mayas l’ont fait prisonnier et s’apprêtent à le sacrifier. L’homme se souvient alors qu’une éclipse solaire doit survenir. Il parle un peu la langue locale. Il menace les Indiens de noircir le soleil s’ils ne le libèrent pas. Les Indiens l’observent, incrédules. Ils organisent un conseil. Le missionnaire, toujours ligoté, attend tranquillement qu’on le libère. Il est sûr de lui. Sûr de sa supériorité. De sa culture et de ses ancêtres. Quelques heures plus tard, son corps repose, sans vie, le cœur arraché, sous l’astre noir, alors que les Indiens, d’une voix neutre et lente, récitent la liste de toutes les éclipses que les astronomes de la communauté maya ont prévues pour les siècles à venir.
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