Ça commençait bien. Elle opta pour une entrée en force, à l’encontre des règles machistes en vigueur :
— Y el dinero ? Te gusta ? (Et l’argent, ça te plaît ?)
Jeanne avait accentué son accent guatémaltèque. Hansel marqua un temps puis se retourna. Dans le halo de l’ampoule, se dessina un bonhomme très brun, aussi large que haut, vêtu d’une salopette cradingue et d’un pull effiloché. Mains enfoncées dans les poches. Jambes arquées comme deux parenthèses.
Sans un mot, il s’approcha de Jeanne. Elle s’attendait à un homme plus âgé : il n’avait pas la cinquantaine. Son visage était cabossé. On sentait les os brisés sous la peau tannée. Des cicatrices fissuraient sa figure et raccommodaient tant bien que mal ses traits. Le seul élément d’équerre était le regard. Deux yeux d’Indien bridés, qui vous perçaient comme un coup de cutter.
— Chela, j’ai qu’à vendre un morceau de statue pour me payer une poulette dans ton genre.
Jeanne rougit sous l’insulte. Nicolas se rapprocha, serrant les poings. Hansel sourit d’un coup.
— Je plaisante, companem. (Il cracha avec habileté, son glaviot atterrit au centre d’une pile de pneus.) Mea culpa.
Jeanne déglutit, déstabilisée.
— Donc ?
— Donc, dis-moi ce que tu veux savoir. Des canons comme toi, je peux pas résister.
Il lui envoya un baiser. Nicolas fit encore un pas, mais Jeanne l’arrêta d’un geste.
— Je cherche des informations sur Pierre Roberge. Hansel siffla.
— De la vieille histoire.
— Qui était-il pour vous ?
— Un ami. (Il posa sa main sur son cœur.) Un vrai ami.
— Comment vous vous êtes connus ?
— Une embrouille. En 1982, les gars du G2 ont découvert des bas-reliefs dans mon garage, ils m’ont coffré et passé à tabac. Ils m’auraient liquidé si Roberge était pas intervenu.
— Pourquoi l’a-t-il fait ?
— Parce qu’on se connaissait. On buvait un coup de temps en temps. Et qu’il pouvait pas voir couler le sang, quel qu’il soit.
— Qu’a-t-il dit ?
— Que les fragments du temple étaient sous la responsabilité d’une mission archéologique jésuite. Il y en avait plusieurs à l’époque, dans le coin de Tikal. Il a montré des autorisations, je sais pas quoi. Il a raconté qu’il m’avait confié les pièces parce qu’il craignait qu’on les lui vole au dispensaire. Les miliciens en ont pas cru un mot mais Roberge a laissé entendre qu’il les dénoncerait pas, eux — ils avaient gardé les bas-reliefs. Tout s’est passé comme dans le roman français où un bagnard vole un curé qui l’a accueilli…
— Les Misérables.
— Les Misérables, c’est ça.
— Après ?
— Après, on était comme les deux doigts de la main.
— Vous vous souvenez de l’enfant ?
— Et comment ! Son âme noire. Un vrai diable.
— Vous voulez dire qu’il était autiste ? Hansel cracha entre les pneus.
— Autiste, mon cul. C’était une incarnation du démon, ouais. On revenait à la bonne vieille version superstitieuse.
— Y vous regardait jamais en face, continua le pillard. Un vrai faux-jeton. Même Roberge s’en méfiait. Il avait toujours peur qu’il commette un truc horrible. On en parlait parfois. Il disait que le môme lui avait été envoyé par le Seigneur. Moi, j’aurais plutôt dit le contraire : ce bâtard, c’était le diable qui lui avait confié.
La voix du trafiquant était étrange. Haut perchée, mais cassée, poudreuse, comme rouillée.
— Il n’a jamais donné des précisions sur son origine ?
— Non. (Il se passa la main sous son menton mal rasé.) Mais c’était bizarre…
— Qu’est-ce qui était bizarre ?
— Roberge craignait qu’on vienne le lui reprendre… Il était toujours sur le qui-vive. Je vois pas qui aurait voulu lui piquer un salopard pareil…
Jeanne n’osait pas sortir son bloc.
— Sur son côté maléfique, donnez-moi des exemples.
L’autre haussa les épaules — il ne quittait pas les mains de ses poches.
— Il restait toujours dans son réduit. Il sortait seulement la nuit. Un vrai vampire. Un jour, Roberge m’a dit qu’il pouvait voir dans l’obscurité.
— Vous vous souvenez, il avait un problème aux mains ?
— Et comment ! Un jour, j’ai assisté à une de ses crises. Il se roulait par terre. Il rugissait comme un jaguar. Tout à coup, il s’est carapaté sous les pilotis d’une baraque. Il marchait à quatre pattes, à toute vitesse, avec les mains complètement retournées. Un putain de macaque !
Le premier signe concret reliant le passé au présent. L’enfant maléfique de 1982. Le tueur cannibale d’aujourd’hui.
— Parlez-moi du meurtre de la jeune Indienne.
— Je me souviens plus de la date.
— Laissons tomber les dates.
— La fille vivait près de Santa Catarina Palopo, le long du lac. On a jamais su ce qui s’était passé exactement mais quand on l’a retrouvée, elle était en pièces détachées. Et à moitié bouffée.
— Pierre Roberge vous a parlé du meurtre ?
— Non. J’ai appris qu’il s’était accusé du coup, après.
— Qu’en pensez-vous, vous ?
Hansel cracha encore. Autour de lui, les pièces de fer, les pare-chocs, les plaques d’immatriculation étaient suspendus ou remisés sur des étagères. L’ampoule déposait sur ces machins brillants un film d’or — on aurait pu croire qu’il s’agissait d’objets précieux, uniques.
— Des conneries. Roberge, il aurait pas fait de mal à une mouche.
— Pourquoi s’est-il accusé ?
— Pour couvrir son démon.
— Joachim aurait tué la jeune femme ?
— Quel Joachim ? Le gosse s’appelait Juan.
Jeanne, sans même y penser, avait substitué les deux prénoms. Malgré cette différence, elle savait — elle sentait — qu’il s’agissait du même enfant.
— Juan, souffla-t-elle, excusez-moi. Comment êtes-vous sûr que c’était lui ?
— Il faisait des trucs horribles. Une fois, on l’a attrapé dans le poulailler, en train de boire le sang des volailles. De les bouffer vivantes. Un monstre.
Jeanne se rapprochait du tueur. Elle pouvait, physiquement, sentir sa proximité… Elle évoqua rapidement les étapes suivantes. La libération de Roberge. Son suicide. Un détail la tracassait.
— On m’a dit qu’il s’était tué avec une arme à feu. Où se l’était-il procurée ?
Hansel éclata de rire.
— Vous avez pas bien en tête les conditions de l’époque. C’était la guerre, se- ño-ri-ta. (Il détacha les dernières syllabes, pour insister sur la candeur de Jeanne.) Roberge planquait des guérilleros blessés dans son dispensaire. Il avait un véritable arsenal enterré dans le jardin.
— Admettons. Vous lui avez parlé avant qu’il ne mette fin à ses jours ?
— Non. Mais il m’a laissé une lettre.
— Vous l’avez gardée ?
— Non. Il me demandait de m’occuper de ses funérailles. Personne d’autre aurait voulu s’en charger. Un jésuite qui se fait sauter le caisson, même à l’époque, ça faisait désordre. Il m’expliquait comment il voulait être enterré. Ce qu’il fallait marquer sur sa tombe.
— Une épitaphe ?
— Un truc en latin, ouais. Je me rappelle plus.
— Où est cette sépulture ?
— Au cimetière de Sololá. Enfin, à côté. Les habitants n’auraient pas voulu d’un religieux suicidé parmi leurs morts. (Il se signa.) Ça porte malheur.
— C’est tout ?
— Non. Il m’a demandé un truc vraiment bizarre.
— Quoi ?
— Enterrer avec lui son journal intime. « La clé de tout », qu’il disait. Je devais le placer sous sa nuque.
Читать дальше