— Khadidja…, murmura-t-il. Où est Khadidja ?
Jacques Reverdi apparut dans son champ de vision. Il était sanglé dans une combinaison de plongée, en néoprène noir. À chaque respiration, son torse se creusait d’éclairs mats, rappelant les reflets épais du mazout.
Marc était sidéré. Le tueur possédait une réalité saisissante. Les tempes grises, les rides autour des yeux, les veines gonflant sa peau bronzée. Oui : Jacques Reverdi existait. Il était un être réel. Pas un prédateur fantasmagorique. Un détail saugrenu lui donnait presque un air comique : il portait un gros compteur au poignet. Un véritable apnéiste, prêt à plonger. Dans quel abîme ?
— Où est Khadidja ? répéta Marc.
Reverdi esquissa un geste. Un reflet d’argent brilla dans sa main. Un couteau de plongée.
— Ici. Avec nous.
Marc suivit la direction du couteau. Tirant sur sa nuque et ses cheveux, il parvint à l’apercevoir. Sur sa droite, à trois mètres de distance, Khadidja était nue elle aussi, rivée sur une chaise d’acier. Tête baissée, visage enfoui sous ses boucles brunes. Inconsciente. Il savait qu’elle n’était pas morte : il voyait les blessures suturées sur sa peau sombre. Reverdi la saignerait plus tard, au moment du grand vide.
— Elle va se réveiller : ne t’en fais pas, dit-il à voix basse. Mais je me suis assuré qu’elle ne puisse pas nous emmerder avec ses jacasseries. Tu sais comment sont les femmes…
Avec terreur, Marc remarqua, entre les cheveux noirs, la mutilation particulière. Le tueur avait scellé les lèvres de la jeune fille avec des agrafes industrielles, incrustées dans sa chair. Sa beauté était défigurée pour toujours. Mais il n’y aurait plus de « toujours » : ces réjouissances ne constituaient qu’un ultime détour avant la fin.
— Elle n’y est pour rien, gémit-il. Je t’ai juste envoyé sa photo, je…
— Tais-toi.
Reverdi se déplaça latéralement et s’immobilisa, à égale distance entre ses deux victimes. Noir, étroit, immense, il formait le troisième pivot d’un triangle parfait.
— Peu importe qui a fait quoi, reprit-il d’un ton très doux. Au fond, je suis heureux que vous soyez un couple. À nous trois, nous reproduisons le triangle des origines. Le père, la mère, l’enfant. Celui du mensonge fondateur. Nous allons pouvoir rejouer la trahison initiale. Et vivre l’ultime catharsis.
— Je t’en supplie… Elle ne savait rien !
Il plaça son couteau sur ses lèvres :
— Chut ! Écoute… Tu entends ce bruit ? Nous n’avons plus beaucoup de temps. Dans moins d’une demi-heure, l’oxygène sera descendu sous le seuil crucial des dix pour cent.
Khadidja releva la tête. Ses paupières battirent avec lenteur, révélant seulement le blanc des yeux. Contraste aigu entre sa peau brune et ces fentes claires. Elle poussa un hurlement muet. Son souffle gonfla ses lèvres, enfonçant plus encore les agrafes dans sa chair.
— Voilà notre princesse qui se réveille. Très bien. L’horaire est respecté.
Reverdi attrapa une télécommande, glissée dans son dos.
— N’aie aucune crainte, commenta-t-il, comme s’il suivait les pensées de Marc. Je connais ce type de machines. Elles fonctionnent comme les caissons à haute pression des plongeurs. Pour l’instant, nous sommes à vingt pour cent. Vous allez commencer à transpirer…
Il releva les yeux. Ils brillaient d’un éclat particulier, à la fois satisfait et exalté. À ses pieds, la flamme bleue de la lampe vacillait toujours.
— D’abord, je vous dois des précisions pratiques. Comment pouvons-nous nous trouver ici ? Par quel tour de magie avons-nous pu arriver dans cette cuve circulaire ?
Il fit quelques pas. De profil, il était aussi fin qu’un câble. Marc songea à ces filins noirs qui courent sous les océans, enfouis dans le sable, bourrés de technologie et d’énergie. Il remarqua au passage qu’il était pieds nus. L’apnéiste, prêt à plonger…
— Je passerai sur nos premiers chassés-croisés, à Paris. Remonter votre piste, à tous les deux, était facile. Il n’y avait qu’à regarder les vitrines… Ensuite, il y a eu cette course-poursuite, légèrement ridicule, à travers la campagne. Je vous ai observés vous terrer dans cette grange Vraiment, vous étiez des proies… lamentables.
Marc tenta de parler. À la place, il toussa. Le manque d’oxygène semblait plus net, plus aigu. Son torse était couvert de sueur. Une migraine s’insinuait dans les moindres replis de son cerveau. Il se racla la gorge et parvint à dire :
— Pourquoi ne pas nous avoir tués à ce moment-là ?
— Vous n’étiez pas mûrs pour le sacrifice. La peur devait vous dégraisser un peu. Vous priver de vos certitudes, de vos repères. Quand je vous ai suivis, hier, pataugeant dans le matin gris, je me suis dit que vous commenciez à être à point…
Il lança un coup d’œil à son compteur. Un analyseur numérique d’atmosphère.
— Ensuite, les choses sont devenues plus difficiles. Je savais qu’à bout de forces, vous iriez à la police. Quel commissariat ? Celui de l’avenue du Maine, bien sûr. Un des plus grands. Un des plus connus. Et surtout, le seul qui soit sur votre chemin de retour. Je vous ai regardés pénétrer dans le bâtiment. J’ai laissé passer quelques minutes, puis je suis entré à mon tour.
Je me suis simplement glissé dans le bordel général du commissariat, en prenant un air concentré. Je ressemblais à un lieutenant de police, ou à un médecin, appelé en urgence pour un malaise dans l’une des cellules. Souviens-toi de ce que je t’ai écrit une fois, « Élisabeth » : « moins on se cache, moins on est vu. »
J’ai repéré les lieux. Je vous ai aperçus, sur votre banc. Je me suis posté à distance, en attendant l’occasion. Je n’avais pas encore de plan précis mais mon cartable recelait plusieurs possibilités. Lorsque Khadidja s’est levée et s’est dirigée vers les toilettes, j’ai compris que le moment était venu. Une seule injection et je n’avais plus qu’à jouer au médecin attentif. Je l’ai emmenée, somnolente, par la sortie arrière, jusqu’au parking, où j’avais garé ma voiture, munie d’un caducée. Aucun problème.
Ensuite, je t’ai attendu, Marc, dans les toilettes. Comme tu tardais à apparaître, je suis revenu dans la salle principale. Quand je t’ai découvert endormi, j’ai failli éclater de rire. Je suis retourné dans ma planque. Après t’avoir fait une piqûre, j’ai regagné ma voiture, le moins discrètement possible, en te soutenant par les épaules. Et voilà.
Marc avait de plus en plus de mal à réprimer ses tremblements. Chaque secousse, chaque convulsion lui arrachait une souffrance, tirant sa peau collée au métal. Il devait respirer plus fort, plus serré, pour obtenir sa dose d’oxygène. Il sentait aussi la douleur profonde, et en même temps irréelle, de ses blessures internes. Il imaginait son sang bouillonnant sous sa peau, libéré des veines cisaillées, prêt à s’échapper lorsque la flamme viendrait rouvrir ses plaies. Reverdi continuait :
— Mais la vraie question est : comment pouvons-nous être là ? Et d’abord : où sommes-nous ? Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il s’agit d’un site industriel à hauts risques. Quelque part en banlieue parisienne, près d’un fleuve. Très important, le fleuve. Tu le sais, Marc, et tu l’as peut-être dit à Khadidja : là où il y a de l’eau, je suis invincible.
Pénétrer ici, c’était plus compliqué que dans un commissariat, crois-moi. Mais pas impossible. Il m’a suffi de quelques papiers falsifiés et d’un vocabulaire approprié pour convaincre les gardiens qu’une simulation d’alerte était en marche. Une fois dans la place, les injections ont fusé. Dans quelques heures, ils se réveilleront, avec la langue pâteuse et la migraine. Exactement comme vous, en cet instant même. Mais pour vous, cela n’a plus d’importance.
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