Corto franchit le troisième seuil. Ici, de grandes œuvres crayonnées mettaient en scène des silhouettes étirées — des femmes — enjambant des arcs-en-ciel, se baignant dans des ciels d’orage, sommeillant sur des nuages. Les feuilles étaient fixées aux murs mais leurs motifs débordaient sur le ciment, comme si l’impulsion créatrice avait tout éclaboussé.
— Voici Xavier, fit le directeur. Il est chez nous depuis huit ans.
L’homme, âgé d’une quarantaine d’années, était assis sur une couchette, pieds amarrés au sol, face à une petite table, en tenue de combat : débardeur kaki, pantalon de treillis. L’agressivité de ses vêtements était atténuée par ses poches remplies de crayons de couleur et aussi par les vieilles savates de corde qu’il portait pieds nus. Un tic compulsif agitait ses traits à intervalles réguliers.
— Xavier pense avoir appartenu à la Légion étrangère, murmura Corto alors que l’autre attrapait un crayon et le fourrait dans un taille-crayon fixé à la table. Il croit avoir participé à la guerre du Golfe, au sein de la Division Daguet.
Il y eut un silence. Narcisse essaya d’engager la conversation.
— Vos tableaux sont très beaux.
— C’sont pas des tableaux. C’sont des boucliers.
— Des boucliers ?
— Contre les cellules cancéreuses, les microbes, toutes ces merdes biologiques qu’on m’envoie à travers la terre.
Corto saisit Narcisse par le bras et l’emmena à l’écart.
— Xavier croit avoir subi une attaque chimique en Irak. En réalité, il n’y a jamais mis les pieds. À 17 ans, il a jeté son petit frère qu’il tenait sur ses épaules dans une rivière au courant très fort. L’enfant s’est noyé. Quand Xavier est rentré chez lui, il ne savait plus où était passé son frère. Il ne se souvenait de rien. Il a passé près de quinze ans en UMD. J’ai réussi à le récupérer.
— Comme ça ? Sans la moindre consigne de prudence ?
— Durant ses années en UMD, Xavier n’a jamais posé de problème. Les experts ont considéré qu’on pouvait me le confier.
— Que prend-il comme traitement ?
— Rien. Ses dessins occupent tout son temps. Et son esprit.
Le psychiatre observait son patient avec bienveillance, qui taillait toujours ses crayons l’un après l’autre, avec des yeux fiévreux. Narcisse conservait le silence. Un silence sceptique, réprobateur.
— Ne fais pas cette tête, fit Corto. On évite ici pratiquement tous les accès maniaques. Nous n’avons jamais eu d’agression ni de suicide. La peinture focalise, aspire, absorbe le délire. Mais à la différence des psycholeptiques, elle n’abrutit pas. La peinture les réconforte. Elle est leur seul soutien. Je peux t’assurer que les jours de visite, on ne se bouscule pas devant notre portail. Personne ne vient jamais les voir. Ce sont des oubliés, des déshérités de l’amour. Viens. La visite continue !
Le poste de Gendarmerie de Bruges était aussi mort que le cimetière de la ville. Un peu plus mort, peut-être. Au cimetière, au moins, le dimanche, on a de la visite. Anaïs poussa la porte d’une humeur massacrante. Après l’inutile entrevue avec son père, elle avait fait le point avec Le Coz. Du vite vu. Pas le moindre élément nouveau à l’horizon. L’enquête sur les meurtres — Philippe Duruy, Patrick Bonfils, Sylvie Robin — ne les concernait plus. Mêtis était inaccessible. Quant à son sort au sein de la police française, aucune date de convocation par l’IGS n’était tombée. On se demandait pourquoi elle était rentrée à Bordeaux.
Crosnier l’avait aussi appelée :
— Comment ça va ?
— La petite merdeuse va bien. Des nouvelles de Nice ?
— Aucune trace de Janusz. Il s’est définitivement volatilisé. Je suis de retour à Marseille. J’ai interrogé personnellement les gars du foyer où il a passé la nuit. Il a donné « Narcisse » comme nom mais c’est lui, aucun doute.
— Ses agresseurs ?
— On a un témoin. Un clodo qui n’a pas dû décuiter depuis dix ans.
— Qu’est-ce qu’il dit ?
— Les types qui ont attaqué Janusz seraient des hommes politiques. Des gars en costard-cravate. Encore une fois, il faut tenir compte du degré d’imprégnation du mec.
Les tueurs de Guéthary. Les conducteurs du Q7. La voix de son père : L’ordre, c’est Mêtis . Des meurtriers qui étaient à la fois le crime et le glaive. Des meurtriers qui pouvaient infiltrer la police. Des meurtriers qui étaient la police…
La salle d’accueil du poste était une caricature : comptoir en bois élimé, sol en lino, murs en agglo, deux gendarmes ensommeillés… Peu de chances pour qu’un scoop jaillisse d’un tel décor. Elle demanda à voir le lieutenant Dussart — celui qui avait rédigé la déclaration de vol du Q7. Il était de repos. Les gars de permanence reluquèrent d’un œil soupçonneux sa carte de flic et écoutèrent avec scepticisme les raisons de sa démarche : un complément d’enquête sur le vol d’un 4 × 4 Audi Q7 S-Line TDI, immatriculé 360 643 AP 33, signalé le 12 février 2010.
Il n’était pas question de lui transmettre les coordonnées personnelles de Dussart. Ni de lui faire lire le PV de déclaration de vol. Anaïs n’insista pas. Elle rebroussa chemin et trouva les coordonnées de Patrick Dussart en appelant les renseignements téléphoniques. Le gendarme vivait à Blanquefort, au nord, au-delà de la réserve naturelle de Bruges.
Elle prit la route du village. On était dimanche midi et la mort l’escortait au fil du chemin. Des rues désertes. Des pavillons silencieux. Des jardins vides. Elle trouva celui de Dussart — un bloc grisâtre, assorti d’une pelouse impeccable et d’un cabanon de bois au fond du jardin. Elle se gara à un bloc, dans l’ombre d’un château d’eau, puis revint sur ses pas. Elle ouvrit le portail sans sonner. Elle était décidée à la jouer à l’esbroufe — faire peur, arracher les infos, partir en courant.
Un chien vint à sa rencontre en aboyant. Elle lui balança un coup de saton. L’animal recula en gémissant. Elle remonta l’allée de gravier, jonchée de jouets d’enfants, et découvrit sur le seuil du pavillon une femme sans âge ni traits distinctifs.
Sans dire bonjour, sans un mot d’excuse, elle brandit sa carte tricolore :
— Anaïs Chatelet, capitaine de police à Bordeaux. Votre mari est là ?
La femme resta bouche bée. Au bout de longues secondes, elle désigna le cabanon du jardin. Deux enfants s’étaient précipités dans ses jambes, observant l’intruse avec des yeux ronds. Anaïs s’en voulait de bouleverser cette tranquillité dominicale mais une part d’elle-même, plus profonde, plus obscure, se réjouissait au contraire de secouer ce bonheur sans histoire. Un bonheur auquel elle n’aurait jamais droit.
Elle traversa la pelouse, sentant les trois paires d’yeux dans son dos. Elle frappa. Une voix lui dit d’entrer. Elle tourna la poignée et découvrit un bonhomme à l’air étonné. Il s’attendait à une visite plus familière.
— Anaïs Chatelet, capitaine de police nationale, du poste central de Bordeaux.
D’étonnée, l’expression vira stupéfaite. Patrick Dussart, vêtu d’un survêtement bleu pétrole, se tenait devant une large table où des avions en balsa s’alignaient comme sur un porte-avions. La cabane était le paradis de l’aéromodélisme. Des ailes, des cockpits, des fuselages se partageaient le moindre recoin de la pièce alors que des odeurs de sciure, de colle et d’essence se mélangeaient dans l’air.
Elle fit deux pas en avant. Le gendarme recula, une armature d’aile entre les mains. Anaïs prit la mesure de l’adversaire. Un petit gabarit avec une tête chauve, lourde et nue comme une pierre. Lunettes au rabais, traits incertains, expression craintive. Elle ne ferait qu’une bouchée de cet avorton — mais elle devait faire vite.
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