Il tourna les talons et détala. Cette fois, c’était fini. Des mugissements de sirène s’élevaient aux quatre coins du quartier. Les VHF se passaient le message : Janusz était repéré. La ville n’était plus qu’un hurlement — qui signait son arrêt de mort.
Il trébucha contre un trottoir, évita la chute, se retrouva sur une place en longueur. Il courut à travers l’espace, serrant toujours son cartable d’écolier, convaincu que tout était foutu. À cet instant il aperçut, comme dans un conte de fées, un halo de vapeur. Il essuya la sueur de ses yeux et vit la bouche d’égout à demi ouverte, protégée par des barrières. Il sut, dans le tréfonds de son ventre, que la solution était là. Il prit cette direction en cherchant du regard les égoutiers.
Il les remarqua à trente mètres. Bottés, casqués, ils fumaient et achetaient des sandwiches en riant. Il enjamba les barrières, écarta la plaque d’un coup de talon, empoigna l’échelle en se disant que toutes ces chances étaient des signes de Dieu. Des signes qui prouvaient son innocence. Il descendit dans les ténèbres.
Pieds au sol. Il prit à droite dans le boyau, ôta son bonnet et marcha en évitant la gargouille qui s’écoulait au centre. Une nouvelle échelle. Puis une autre. Le réseau des égouts de Marseille n’était pas seulement souterrain — il était vertical .
Il tomba enfin sur un escalier, descendit encore, découvrit un vaste carré de ciment, surplombé de passerelles. Une espèce de salle des machines, éclairée par des néons, où s’alignaient citernes, canalisations, tableaux de bord. Il n’avait pas fait trois pas qu’il remarqua un homme, de dos, relevant des compteurs sur un terminal portable. Le gars semblait sourd — il n’avait pas bougé à son arrivée. Janusz s’approcha et comprit. Écouteurs dans les oreilles, le type hochait la tête sous son casque de protection.
Janusz lui planta le canon de son calibre dans la nuque. L’homme comprit aussitôt. D’un geste réflexe, il arracha ses écouteurs et leva les mains.
— Retourne-toi.
L’homme pivota. Quand il découvrit l’arme pointée vers son visage, il ne manifesta aucun signe de peur. Seulement un long silence. Englouti dans une combinaison grise, chaussé de bottes et coiffé d’un casque, il ressemblait à un scaphandrier en rupture de fonds. Il tenait encore dans ses mains un terminal portable et le stylet qui allait avec.
— Vous… vous allez me tuer ? demanda-t-il au bout de plusieurs secondes.
— Pas si tu fais ce que je dis. Y a une sortie ?
— Y en a plein. Chaque galerie s’ouvre sur plusieurs bouches d’accès. La plus proche…
— Quelle est la plus éloignée ? Celle qui nous fera sortir de Marseille ?
— Celle du grand collecteur, dans la calanque de Cortiou.
— On y va.
— C’est à six kilomètres !
— Alors, ne perdons pas de temps.
L’homme baissa lentement les bras et se dirigea vers une armoire en fer.
— Qu’est-ce que tu fous ? hurla Janusz en pointant son arme.
— Je prends du matos. Vous devez vous protéger.
Il ouvrit les portes en ferraille. Janusz l’attrapa par l’épaule et l’écarta. Il saisit lui-même un casque et le plaça sur sa tête, d’une main.
— Prenez aussi des masques, ajouta l’égoutier d’une voix calme. On va traverser des émanations acides.
Janusz hésitait face au matériel. Il y avait des bottes, des combinaisons, des systèmes respiratoires, des bouteilles en métal… Le gars s’avança.
— Je peux ?
Le technicien choisit deux modèles qui rappelaient les anciens masques à gaz de la guerre de 1914, version design. Il en tendit un à Janusz. Puis il attrapa une paire de bottes.
— Avec ça, vous serez plus à l’aise.
L’homme était toujours anormalement prévenant et sûr de lui. Janusz se prit une nouvelle suée. Cette attitude cachait-elle un piège ? Une alarme s’était-elle déclenchée à son insu ? Il balaya la question. Il était forcé de faire confiance à son guide.
Alors qu’il s’équipait, l’autre demanda :
— Qu’est-ce que vous avez fait ?
— Y a qu’une chose que tu dois savoir : j’ai plus rien à perdre. T’es relié par VHF ?
— Non. Y a juste un central ici qu’on peut utiliser pour contacter les autres équipes. Je peux aussi envoyer un message avec mon terminal portable.
— On laisse tout ça ici. Ton absence, on va la remarquer ?
— J’aimerais bien… Mais dans ces galeries, je ne suis qu’un rat parmi d’autres. Je descends, je vérifie, je remonte. Tout le monde s’en fout.
Impossible de savoir s’il bluffait. Janusz esquissa un mouvement avec son calibre :
— On y va.
Ils empruntèrent des tunnels. Chacun d’eux était la copie conforme du précédent. Janusz transpirait abondamment — il régnait dans ces boyaux une chaleur doucereuse, puante, abjecte.
Il ne mit pas longtemps à comprendre l’indifférence de l’égoutier. L’homme était monomaniaque. Son métier était son obsession. Il faisait corps avec son labyrinthe. Au fil de leur marche, il se mit à parler. Et à parler encore. Du réseau souterrain des égouts. De l’histoire de Marseille. De la peste. Du choléra…
Janusz n’écoutait pas. Il voyait les rats courir sur les tuyaux, à hauteur de leur visage. Il voyait défiler les noms des rues. Mais il n’avait pas assez sillonné Marseille pour se repérer. Il était obligé de suivre aveuglément l’homme-rat qui traînait ses bottes dans la gargouille centrale.
Il avait perdu la notion du temps et de l’espace. Il demandait parfois :
— C’est encore loin ?
L’autre répondait de manière confuse, reprenant aussitôt son discours historique. Un cinglé. Une fois, une seule fois, Janusz nota un changement parmi les boyaux. Les rats furent d’un coup plus nombreux, grouillant à leurs pieds, galopant les uns sur les autres, grimpant vers la voûte du plafond. Leurs couinements ricochaient contre les parois en un millier d’échos.
— Les Baumettes, commenta l’égoutier. La prison. Une splendide source de bouffe, de déchets, de chaleur…
Janusz traversa la meute sur la pointe des pieds. Plus loin, le tunnel s’élargit pour devenir un canal, lourd et sombre. Ils avaient de l’eau — de la boue — jusqu’aux genoux.
— Un bassin de dessablement qui permet aux matières denses de s’accumuler. Mettez votre masque. Les émanations commencent ici. Elles sont dangereuses parce que notre odorat ne les remarque pas alors qu’elles sont mortelles.
Ils pataugèrent. Janusz n’entendait plus que le bruit de sa propre respiration, amplifié par le système du masque. Il avait dans la bouche un goût de fer et de caoutchouc. Une rangée de néons projetaient leurs ombres froissées sur les murs ruisselants. Un kilomètre plus loin, le décor changea encore. Ils purent remonter sur des berges étroites alors que le bassin s’élargissait.
Le maître des lieux abaissa son masque :
— C’est bon, fit-il.
Janusz attrapa sa première goulée d’air libre comme un noyé qui revient à la vie. Il déglutit et risqua sa sempiternelle question :
— C’est encore loin ?
L’autre se contenta de tendre son index. Au bout du tunnel, une clarté inhabituelle se dessinait. Non pas ouvertement, mais en réflexion sur les eaux noires. Petits losanges disséminés à la surface comme des fragments de mica.
— Qu’est-ce que c’est ?
L’égoutier attrapa son trousseau de clés :
— Le soleil.
Janusz et le technicien se mirent d’accord. L’homme possédait une voiture garée sur le parking de la station d’épuration. Il le déposerait dans un village de son choix et les deux hommes s’oublieraient mutuellement.
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