Malgré lui, il jeta encore un regard derrière lui. Anaïs avançait au pas de course, ses deux mains nouées sur son calibre — braqué sur lui. Il eut une pensée transversale. Absurde. Il n’avait jamais rien vu d’aussi sexy.
Une sortie de secours, juste à sa gauche.
Il se précipita.
Il appuyait sur la barre de rotation quand il l’entendit hurler, sans doute à l’intention de flics non loin de là :
— Derrière vous ! LA PORTE ! DERRIÈRE VOUS !
Janusz était déjà de l’autre côté. D’un coup de pied, il poussa une barre oblique et condamna le battant antipanique. Il ne restait plus qu’à courir. Il se trouvait dans les bâtiments secondaires du TGI. Un couloir de ciment nu éclairé par des veilleuses. Un angle. Un nouveau couloir. Sa conscience était disséminée, pulvérisée aux quatre coins de l’univers.
Son seul point de gravité était une image. Qui revenait lui cogner le crâne à contretemps de sa course. Anaïs Chatelet. Ses mains blanches serrées sur la crosse de l’automatique. Le déhanchement souple et rapide de sa taille. Une machine de guerre. Une machine qu’il désirait.
Devant lui, une autre porte coup-de-poing. Il allait l’atteindre quand il entra en collision avec un homme jailli de nulle part. Il y eut deux secondes d’hésitation puis la gueule d’une arme devant ses yeux.
— Bouge plus !
Janusz s’immobilisa, les paupières brûlées de larmes. Il vit un uniforme, un visage indistinct, des gestes confus. Son regard implora en silence : « Laissez-moi partir… je vous en supplie… »
Sa lucidité revint d’un coup. Il comprit que les gestes du vigile ne formaient pas un ensemble cohérent. Le gars était aussi stupéfait que lui. Il tentait, dans le même mouvement, de le braquer et d’utiliser sa VHF. Et il ne s’en sortait pas.
L’instant suivant, c’était son visage à lui qui suppliait. Janusz avait lâché son cartable, attrapé son Eickhorn et plaqué le flic contre le mur. Il enfonçait maintenant son couteau dans sa gorge.
— Lâche ton arme.
Le bruit du calibre sur le sol acheva sa phrase. Aucune résistance. Sans relâcher son emprise, il fouilla la ceinture du flic de la main gauche. Arracha la VHF puis la fourra dans sa poche de veste. Il se baissa et attrapa le flingue, tout en rengainant son couteau. Alors seulement, il se recula et envisagea l’ennemi — des menottes brillaient à sa ceinture, glissées dans un étui à agrafes.
— À genoux.
L’homme ne bougeait pas. Janusz changea de main et enfonça l’automatique dans la gorge du vigile. Une sorte de sixième sens lui souffla que le pistolet n’était pas armé. Il tira la culasse afin de faire monter une balle dans la chambre.
— Sur le ventre. Je te jure que je déconne pas.
L’autre s’affaissa sans un mot.
— Les mains dans le dos.
Le planton s’exécuta. Janusz attrapa les menottes de la main gauche. Il enserra un des poignets du gars et fit claquer le bracelet. Il fut surpris par la fluidité du mécanisme. Il saisit le deuxième poignet et l’entrava.
— Où sont les clés ?
— Les… quoi ?
— Les clés des menottes.
L’homme nia de la tête :
— On s’en sert jamais…
Il le gifla avec son arme. Du sang gicla. Le type se recroquevilla contre le mur et balbutia :
— Dans… dans ma poche gauche.
Janusz les récupéra. Il frappa encore le gars sur la nuque. Il espérait l’assommer mais à l’évidence, ce n’était pas si facile. Il évalua le temps de réaction de sa victime, à peine groggy. Les mains entravées dans le dos, blessé, perdu dans ce couloir bloqué, il mettrait au moins cinq bonnes minutes à trouver du secours.
Il ramassa son imper, son cartable. Sans réfléchir, il glissa l’arme dans son dos, cognant au passage son Eickhorn. Ce n’était plus une ceinture mais un arsenal. Le planton, toujours à terre, l’observait, apeuré. Janusz fit mine de le frapper encore. Le flic rentra la tête dans les épaules.
Le temps qu’il effectue ce mouvement, Janusz avait tourné les talons. Il fuyait à toutes jambes en quête d’une sortie. Il sentait la ferraille s’enfoncer dans ses vertèbres. La sensation était grisante.
Il savait maintenant qu’il sauverait sa peau.
De n’importe quelle façon.
À coups de petites ruelles, il se retrouva, encore une fois, sur la Canebière. Pile en face du commissariat central de Noailles. Des fourgons, des voitures sérigraphiées, des véhicules banalisés, démarraient dans un raffut d’enfer. Des flics, la main sur leur arme, couraient vers les bagnoles et plongeaient par les portières ouvertes alors que les pneus crissaient au démarrage. Les sirènes prenaient le relais. Janusz serra son cartable contre sa poitrine. Tout ce qui respirait et portait un uniforme à Marseille était désormais à ses trousses.
Il s’enfonça sous un porche. Pas question de récupérer son sac de voyage. Il avait balancé la VHF dans la première poubelle rencontrée. Il ne lui restait plus que son couteau, l’arme du vigile et son dossier. Quitter Marseille… Trouver une planque… Étudier son dossier d’instruction — au calme… En extraire une nouvelle piste. C’était le seul moyen de prouver son innocence — s’il était innocent …
Le vacarme des deux-tons s’était éloigné. Les flics cernaient sans doute déjà le quartier du TGI. Les avis de recherche allaient être diffusés. Son visage, son signalement se reproduire sur tous les médias. Dans quelques minutes, il ne pourrait plus faire un pas dans la ville. Action immédiate.
Il repéra, de l’autre côté de l’avenue, un magasin de fringues bon marché. Il traversa, l’œil rivé sur ses chaussures. Une nouvelle sirène retentit. Il recula, tétanisé. Un tramway, bloc de puissance et d’acier, lui fila devant le nez. La sirène n’était qu’un coup de semonce du conducteur. Il regarda disparaître le convoi, chancelant, hébété.
Puis il se composa la tête la plus banale possible et pénétra dans la boutique. Une vendeuse vint à lui. Il prit son souffle et s’expliqua. Il partait au ski et avait besoin d’un pull, d’une doudoune, d’un bonnet. Sourire. Elle avait tout ça, et plus encore !
— Je vous fais confiance, parvint-il à ajouter.
Il plongea dans la cabine. Presque aussitôt, la jeune femme arriva les bras chargés d’anoraks, de pull-overs, de bonnets.
— Je pense que c’est votre taille.
Janusz attrapa les frusques et ferma le rideau. Il ôta sa veste et choisit les tons les plus neutres. Il enfila un pull beige, une doudoune chocolat, un bonnet noir jusqu’aux oreilles. Dans le miroir de la cabine, on aurait dit un bonhomme de glaise. En tout cas, il ne correspondait plus au signalement du fuyard du TGI. S’assurant que personne ne pouvait le voir par l’entrebâillement du rideau, il fourra son couteau et son calibre dans les poches de la parka.
— Je prends ces trois articles, fit-il en sortant de la cabine, cartable à la main.
— Vous êtes sûr pour les couleurs ?
— Certain. Je vous paye en liquide.
La vendeuse sautilla jusqu’à sa caisse.
— Vous voulez un sac pour votre veste et votre imper ?
— S’il vous plaît, merci.
Deux minutes plus tard, il marchait sur la Canebière, avec l’air du type qui cherche un télésiège. Mieux valait être ridicule que repéré. Maintenant, où aller ? En priorité, quitter l’axe de la Canebière pour des rues plus discrètes. Croisant une poubelle, il largua le sac plastique du magasin. Il avait l’impression de se délester chaque fois pour mieux s’envoler. Mais il ne décollait jamais.
Il prit le cours Saint-Louis et croisa la rue du Pavillon. Il tourna à droite et sut, d’instinct, qu’il descendait vers le Vieux-Port. Pas une bonne idée . Il hésitait quand un hurlement de freins déchira ses pensées. Des flics jaillissaient d’un fourgon et couraient vers lui.
Читать дальше