Jean-Christophe Grangé - Le Passager

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Je suis l'ombre. Je suis la proie. Je suis le tueur. Je suis la cible. Pour m'en sortir, une seule option : fuir l'autre. Mais si l'autre est moi-même ?…
Grangé a le chic, en construisant avec une minutie d’horloger son intrigue au long cours, de rendre crédible ce que son imagination débordante invente de façon totalement débridée. Bravo l’artiste ! Blaise de Chabalier, Le Figaro littéraire. Diaboliquement construit suivant le principe des poupées russes,
se dévore avec un mélange d’effroi et de jubilation. Grangé explore la frontière ténue qui sépare la raison de la folie. Celle floue entre le bien et le mal. Il nous entraîne vers des abîmes d’autant plus angoissants qu’il les a puisés dans l’ordinaire — à peine exagéré — de la société contemporaine et ses dérives.
Hubert Lizé, Aujourd’hui en France.

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— C’est encore loin ?

— On arrive.

Il n’avait plus qu’une envie : s’endormir et ne plus se réveiller. Un cadavre roulé dans ses haillons qui finirait enterré dans un quelconque carré des indigents. Une tombe anonyme entre celles de « Titi », « La Chouette » et « Bioman ».

Janusz regarda autour de lui. Le décor avait changé. Plus rien à voir avec les avenues qu’il arpentait depuis la veille. C’était un imbroglio de ruelles qui rappelaient les villes de l’Italie du Sud — Naples, Bari, Palerme…

— Où on est ?

— Au Panier, mon gars.

Un nom apparut : RUE DES REPENTIES. Une boutique s’intitulait PLUS BELLE LA VIE. Il se souvint d’un feuilleton-fleuve que les patients de son unité regardaient avec passion. La série devait se dérouler dans ce quartier.

Malgré la fatigue, le froid, la peur, Janusz éprouva un sentiment de réconfort. Le lieu distillait une sorte d’intimité bienfaisante. Du linge pendait aux fenêtres. Des lanternes brillaient comme des étoiles jaillies d’un autre âge. Des blocs de climatisation achevaient de donner un air méridional, presque tropical, aux façades.

Ils traversèrent des places, montèrent des rues abruptes, s’engagèrent dans des corridors de pierre…

— C’est là !

Shampooing désignait un square. Il enjamba la clôture, plongea parmi les buissons et découvrit des conteneurs verts destinés aux feuilles mortes et aux branches brisées. Il en sortit des grands cartons pliés.

— Ton lit, Jeannot ! Un Épéda trois couches !

Shampooing lui fourra les cartons sous les bras. Ils redescendirent des artères raides comme des échelles. Le mistral avait vidé la ville. Boulevard des Dames. Boulevard Schumann. Ils atteignirent l’autoroute surélevée du littoral. Au-delà, c’étaient les docks et la mer. Entre les deux, une grande travée s’ouvrait sur plusieurs mètres de profondeur. Un chantier à ciel ouvert qui avançait sur plusieurs kilomètres.

Ils longèrent la fosse. Shampooing balança la bouteille qu’il venait d’écluser et partit dans une tirade sur l’ennemi de cette nuit.

— Le mistral, t’y échappes pas, hurla-t-il entre deux rafales. Y descend de la vallée du Rhône pour nous tuer. Y te souffle dans la gueule 24 heures sur 24. Y te rentre sous la peau. Y te glace les os. Y va chercher ton cœur sous tes côtes pour le stopper net. Dès qu’il arrive à Marseille, on perd deux ou trois degrés. Avec l’humidité de la mer, c’t’un vrai piège qui se referme sur toi pendant la nuit. Tu t’réveilles en faisant des bonds de carpe sous tes cartons. Et si jamais il pleut, tu t’réveilles pas !

Shampooing s’arrêta d’un coup. Janusz baissa les yeux et vit ce qui l’attendait. Au fond de la saignée du chantier, des formes bougeaient, s’agitaient, se soulevaient comme des plis à la surface d’une gigantesque douve. Janusz regarda mieux. Des hommes dépliaient leurs sacs de couchage, leurs cartons, leurs bâches. D’autres se réchauffaient autour d’un brasero. Des rires, des grognements, des borborygmes s’élevaient de la cavité.

Ils allaient descendre quand Shampooing saisit le bras de Janusz :

— Planque-toi !

Le Jumpy du Samu social arrivait. Ils coururent derrière une baraque de chantier. Deux hommes en combinaison plongeaient déjà dans la fosse pour convaincre les fortes têtes de les suivre. Ils offraient des cigarettes, la jouaient ami-ami…

— Les salopards, murmura Shampooing. Ils veulent tous nous mettre au chaud. Y z’ont trop peur d’avoir un Picard sur le dos.

— Un quoi ?

— Un Picard. Un clodo mort de froid.

Janusz, lui, aurait tout donné pour être pris en charge. S’enfouir dans un lit, dans l’oubli, dans le sommeil…

— On s’casse, chuchota son compagnon. J’connais une autre planque.

Ils remontèrent l’avenue, fuyant les luminaires et les places trop éclairées. Janusz mettait un pied devant l’autre, les yeux fixes. Il avait les bras tétanisés, les jambes raides. Shampooing ne connaissait pas une autre planque. Il les connaissait toutes . Sous les ponts. Les portails. Au fond des bouches de parking. Le moindre abri pisseux. Le moindre recoin d’asphalte.

Mais les places étaient déjà prises. Chaque fois, ils découvraient des corps serrés, des gueules cachées sous des pans obscurs, des duvets déchirés, des couvertures trouées.

Chacun pour soi et le vent contre tous.

Enfin, ils tombèrent sur un autre gouffre où un gigantesque conduit d’évacuation reposait dans la boue. Ils s’insinuèrent dans le tuyau, manquant de se ramasser plusieurs fois. Des dizaines d’hommes s’alignaient là, épousant la circonférence du cylindre.

— C’est bon pour les varices ! ricana Shampooing, faisant allusion aux pieds qui remontaient au fil de la courbe.

Ils enjambèrent les corps. Se tenant à la paroi, Janusz crut se brûler au contact du ciment glacé. Les odeurs de pisse, de pourriture planaient en nappes immobiles, cristallisées. Il se cognait, trébuchait, butait contre les autres. Des grognements, des insultes lui répondaient. Ni des ennemis, ni des compagnons de galère. Seulement des rats qui cohabitaient.

Ils trouvèrent une place. Shampooing cala au creux de la courbe ses sacs dégueulasses. Janusz déplia ses cartons, en se demandant à quel moment le trépané allait tenter de lui faire la peau. Il plongea sous les emballages, en s’efforçant d’imaginer qu’il s’agissait de draps et de couvertures. Il attrapa, comme toujours, son couteau commando et le serra sous le carton qui lui servait d’oreiller.

Il se jura, comme la veille, de ne dormir que d’un œil. Comme la veille, il sentit le sommeil déferler sur lui à la manière d’une lame de fond. Il résista. Aux portes du néant, il se concentra sur son enquête. Fer-Blanc était une impasse. Quoi d’autre ?

L’enquête des flics de Marseille. Ils tenaient plus d’éléments concrets que ceux de Bordeaux. L’armature de deltaplane. La cire. Les plumes. Le tueur se les était bien procurés quelque part et ce n’étaient pas des produits ordinaires. Le dénommé Crosnier et son groupe avaient sans doute creusé la piste de chaque objet, chaque matériau. Avaient-ils dégoté quelque chose ?

Un nouveau projet suicidaire se forma dans sa tête. Se procurer le dossier d’instruction. Tenter le coup dès le lendemain matin. Il essaya d’imaginer une stratégie mais le néant s’abattit sur sa conscience. Quand il ouvrit les yeux, il braquait son couteau vers les ténèbres.

— Ça va pas, non ?

Shampooing se penchait sur lui. À travers les limbes du sommeil, il avait senti sa présence. Sa menace. Ses réflexes avaient fait le reste.

— T’es con ou quoi ? fit l’homme au bonnet. Tu vois pas qu’on est inondés ?

Janusz se releva sur un coude. Il était à moitié immergé. Ses cartons flottaient près de lui. Partout, la pluie crépitait. Des torrents de fange avaient pénétré dans le conduit. Les clochards étaient déjà debout, titubant, regroupant leurs paquetages.

— Magne-toi, fit le chauve en ramassant ses cabas. Si on reste là, on va geler !

L’eau montait à vue d’œil. Les sans-abri se détachaient sur la paroi convexe en ombres chinoises. Quelques-uns, trop bourrés, ne bougeaient pas. On les ignorait. On jouait des coudes, on se poussait pour sortir du boyau. C’était la panique, mais une panique lente, engourdie, poisseuse de boue et d’alcool.

Janusz repéra deux corps inanimés dont les visages baignaient dans la tourbe. Il attrapa le premier par le col, le remonta, le plaça contre la paroi circulaire. Il attaquait la même manœuvre avec le second quand Shampooing le saisit par l’épaule.

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