L’homme ne réagit pas. Son regard était vitreux, ses membres flasques. Complètement stone. Janusz enfonça son couteau plus profondément. Le guerrier réagit enfin, voulant hurler. Janusz lui balança un coup de coude dans le visage. L’homme se débattit encore. Nouveau coup de coude. Craquements. À nouveau, la main sur la bouche. Il sentait les débris de la cloison nasale, les mucosités sanglantes sous ses doigts serrés.
— Tu bouges plus. Tu réponds en secouant seulement la tête, compris ?
Prédator fit « oui ». Janusz cala sa lame sous sa gorge. Encouragé par cette première victoire il demanda :
— Tu m’reconnais ?
Les nattes s’agitèrent : oui.
— Ce soir, vous vouliez me buter ?
Nouveau oui de la tête.
— Pourquoi ?
L’homme ne répondit pas. Janusz comprit avec un temps de retard qu’il ne le pouvait pas : il lui écrasait toujours les lèvres. Il relâcha légèrement son emprise.
— Pourquoi vous vouliez me buter ?
— On… on nous a payés.
— Qui ?
Pas de réponse. Janusz leva le coude :
— QUI ?
— Des mecs en costard. Des bourges.
Les tueurs de Guéthary. Ils voulaient donc sa peau. Par tous les moyens nécessaires .
— En décembre, c’étaient déjà eux ?
— Ouais.
— Combien pour ma tête ?
— 3 000 euros, enculé.
Le connard reprenait du poil de la bête. 3 000 euros. Pas beaucoup, de son point de vue. Une fortune pour les punks à chiens.
— Comment vous avez su que j’étais revenu ?
— On t’a repéré hier, dans la journée.
— C’est vous qui avez prévenu les bourges ?
— Ouais.
— Vous avez un contact ?
— Un numéro, ouais.
— Quel numéro ?
— C’est pas moi qui l’ai.
L’homme mentait peut-être mais le temps pressait :
— C’est un portable ?
— Non. Le numéro d’un bureau, j’sais pas quoi…
— Vous avez le nom des types ?
— Non. Juste une espèce de mot de passe.
— Quel mot ?
— Je sais pas. C’est pas moi qui…
Il venait de le gifler avec le manche « brise-vitre » de son couteau. L’homme étouffa un cri et parut renifler ses cartilages, pour ne pas les perdre à jamais.
— Quel mot ?
— Je sais pas… (Il palpa son nez qui produisit un bruit d’œuf qu’on écrase.) Un nom russe…
— Russe ?
— Enculé, tu m’as pété le nez…
Janusz fut secoué par une convulsion. La peur, mais aussi une crampe plus profonde. La brûlure de la nuit dernière. Il redoutait d’être à nouveau malade.
Se concentrer sur les quelques secondes qu’il lui restait :
— Pourquoi ils veulent ma peau ?
— Aucune idée.
— Ils vous ont donné mon nom ?
— Non. Juste ta gueule.
— Une photo ?
Le Prédator ricana. Il pressa une narine et expira de l’autre un jet de sang.
— Pas une photo, mec. Un dessin.
— Un dessin ?
— Ouais. (Il ricana encore.) Un putain de crobard…
Un coup d’intuition. Daniel Le Guen lui avait dit qu’il était peintre. Peut-être cette esquisse était-elle un autoportrait, signé de lui-même ? Comment les tueurs pouvaient-ils posséder un élément provenant d’une de ses identités précédentes ?
— Le dessin, demanda-t-il, vous l’avez gardé ?
— On s’est torchés avec, mec.
Janusz lui aurait bien mis une nouvelle baffe mais il n’en avait plus la force. L’autre se boucha l’autre narine et fit jaillir encore des grumeaux noirâtres. Il paraissait avoir contracté un rhume de sang et de violence.
— Les mecs en noir, tu dois les revoir ?
— Quand tu s’ras mort, ma gueule.
— Tu sais où les trouver ?
— Ce sont eux qui nous trouvent. Ils sont partout .
Janusz trembla. La crampe au fond de son estomac devint un tison chauffé à blanc. Il leva son couteau. Le Prédator se fit tout petit. Il retourna l’Eickhorn et frappa l’homme au plexus solaire. L’angle acéré, destiné à briser le verre, lui coupa le souffle. Le gars tomba dans les vapes. Peut-être l’avait-il tué. Il évoluait dans un monde où ces nuances n’existaient plus.
Janusz se releva sans la moindre prudence. Un instant, il fut tenté d’ouvrir la porte incrustée parmi les tags et de hurler :
— Crevez-moi !
Un éclair de raison le remit d’équerre. Il repartit à pas chancelants dans le mistral et les odeurs d’essence. Des papiers crasseux se plaquaient contre ses jambes.
Il était condamné : plus de doute là-dessus.
Mais avant de mourir, il saurait pourquoi.
Il lirait l’acte d’accusation et la sentence du juge.
Anaïs se réveilla plus épuisée que lorsqu’elle s’était couchée. Trois heures de pur cauchemar, où des vampires vêtus de costumes Hugo Boss, arc-boutés sur les cadavres d’une morgue, gobaient leur sang après leur avoir découpé le nez. Seule consolation : son père n’était pas de la fête.
Elle mit plusieurs secondes à se resituer. La chambre d’un hôtel d’autoroute dont elle avait repéré l’enseigne sur le coup des 3 heures du mat’. Elle s’était arrêtée sans réfléchir, abrutie de fatigue. Elle n’avait pas le souvenir d’avoir allumé la lumière. Elle s’était écroulée tout habillée sur son lit — et avait accueilli les vampires élégants dans la chambre secrète de son cerveau.
Elle passa dans la salle de bains, ôta son pull puis alluma la lumière. Ce qu’elle vit dans le miroir lui plut. Une jeune femme en tee-shirt, les bras bandés, carrure ferme et compacte. Rien à voir avec une quelconque féminité ou la moindre coquetterie. Une athlète de petit gabarit, dont les rondeurs pâles pouvaient passer pour une promesse de douceur — jusqu’au moment où on y touchait. Elle remarqua que des larmes perlaient au bord de ses paupières. Elle songea à des gouttes de rosée sur un masque de Kaolin et l’image lui plut aussi.
Elle attrapa sa trousse de toilette et changea ses pansements, évaluant encore une fois les dégâts. Elle avait mis des années à cicatriser de ses premières blessures… Soudain, elle sentit s’abattre sur elle une tristesse, un désespoir qui lui fit penser aux grandes ailes noires d’Icare. Elle se dépêcha d’enrouler ses bras dans de nouvelles bandes.
Retour dans la chambre. Elle emportait toujours une trousse d’écolière, dans laquelle elle plaçait critériums, stylos et stabilos pour bosser façon étudiante. Elle y cachait aussi ses comprimés. Elle avala, avec la sûreté de l’habitude, un demi-cachet de Solian et une gélule d’Effexor. Du lourd . À quoi elle ajouta une barrette de Lexomil.
Son traitement de choc par temps de dépression.
Le mot était galvaudé mais elle était elle-même une fille galvaudée. Après le bac, en première année de droit, elle s’était écroulée pour rester plus de deux mois au lit. Incapable de bouger. À l’époque, elle ignorait encore pour son père… C’était autre chose. Les courants profonds de son âme, indifférents à la marche du monde. Ou l’héritage génétique de sa mère. Elle ne bougeait plus. Ne parlait plus. Elle se tenait au-dessous du niveau de la mort. Elle avait échappé de justesse à l’hospitalisation.
Peu à peu, grâce à un sérieux traitement d’antidépresseurs, elle s’était rétablie et avait connu deux années de chaud et de froid, zone incertaine où elle vivait dans l’angoisse permanente d’une rechute. Cette angoisse ne l’avait jamais totalement quittée.
Nous y voilà … Depuis le début de l’enquête, elle constatait, sous son rhume, sous la tension du boulot, sous l’excitation de la rencontre avec Freire, des signes précurseurs — dont la mutilation de ses bras. Elle redoutait de revivre ces journées en forme de roulette russe, où la moindre pensée peut déclencher le pire. Angoisse suicidaire ou coma éveillé…
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