Le juge ne bronchait pas. Impossible de dire ce qu’il pensait.
Soit il ne comprenait rien, soit il n’avait pas envie de se compliquer la vie.
— Tout ce que je vois, conclut-il, c’est que le suspect n° 1 dans cette affaire…
— Le témoin.
— Le témoin, si vous voulez, a pris la fuite et que vous ne l’avez toujours pas retrouvé.
— Il a été repéré à Marseille. J’ai contacté là-bas les services de police. Tout le monde est sur le coup. Il ne peut pas nous échapper.
Ce n’est pas du tout ce qu’on lui avait dit mais elle privilégiait en cet instant la forme sur le fond. Elle voulait gagner la confiance du magistrat.
Il ôta ses lunettes d’écaille et se massa les paupières :
— Pourquoi est-il retourné là-bas ? Plutôt curieux, non ?
— Peut-être a-t-il pensé que c’était le dernier endroit où on le chercherait. Ou peut-être a-t-il une raison intime de le faire.
— Quelle raison ?
Anaïs ne répondit pas. Trop tôt pour sortir du bois avec ses hypothèses.
— Concrètement, reprit le magistrat en rechaussant ses lunettes, qu’est-ce que vous comptez faire ?
Elle prit son ton de petit soldat de la République :
— Je veux me rendre à Marseille afin de participer aux recherches afférentes à notre témoin principal dans ce dossier.
— C’est vraiment votre rôle ?
— J’ai parlé avec Jean-Luc Crosnier, le chef de groupe du commissariat de l’Évêché. Il est d’accord avec moi : je peux l’aider. Je connais le fugitif.
— C’est ce qu’on m’a dit, oui.
Anaïs ne releva pas l’allusion.
Elle prit son souffle pour mitrailler :
— Monsieur le juge, à Bordeaux, l’enquête piétine. Nous avons visionné tous les films des caméras de sécurité. Nous avons interrogé les sans-abri pouvant avoir croisé Philippe Duruy, la victime. Nous avons cherché la trace de son chien. Nous avons suivi la piste de la nourriture qu’il lui donnait, remonté l’origine de ses vêtements, les filières qu’il utilisait pour trouver sa drogue. Nous avons ratissé la gare, les repères de clochards, le moindre angle mort de la ville. Nous avons étudié les stocks d’Imalgene, l’anesthésique pour animaux utilisé par le tueur, à 500 kilomètres à la ronde de Bordeaux… Tout cela pour obtenir un double zéro. Nous avions un témoin indirect, Patrick Bonfils, présent sur les lieux de la scène d’infraction. Il a été abattu avec sa femme… Voilà où nous en sommes. Pas de témoins. Pas d’indice. Aucune piste. La seule chose que nous possédons, ce sont les empreintes de Mathias Freire, alias Victor Janusz, sur les rails de la fosse de maintenance. Mon groupe peut poursuivre ses investigations à Bordeaux mais mon devoir est de me rapprocher de Freire. Et Freire est à Marseille.
Le juge croisa les bras et la considéra en silence. Impossible de lire derrière ses verres. Anaïs aurait bien bu un verre d’eau mais n’osa pas le demander.
Le décor prit une soudaine matérialité. Le Gall avait entièrement réaménagé son bureau, éliminant les habituels classeurs en PVC, les bureaux en ferraille, la moquette acrylique. Il les avait remplacés par des objets d’une autre époque : étagères de bois verni, chaises couvertes de feutre, tapis de laine… Un bureau de notaire du début du siècle dernier.
Curieusement, malgré son nez bouché, elle sentait aussi une odeur d’encens qui brûlait quelque part. Ce parfum était comme un visage caché du juge, discrètement révélé. Était-il bouddhiste ? Passionné de trekking en Himalaya ?
Le magistrat ne reprenait toujours pas la parole. Elle sentit qu’elle devait passer la vitesse supérieure. Toujours assise, elle s’accouda au bureau et changea de ton :
— Monsieur le juge, on va pas se raconter d’histoires. On joue gros dans cette affaire, vous et moi. Nous sommes jeunes. Tout le monde nous attend au tournant. Alors faites-moi confiance. D’un côté, on a un meurtre rituel commis par un cinglé à Bordeaux. De l’autre, un double meurtre au Pays basque. Le seul lien entre ces deux affaires est Mathias Freire, alias Victor Janusz. C’est mon rôle d’aller le dénicher là où il se trouve. Donnez-moi deux jours à Marseille !
Le magistrat eut un sourire désagréable. Il paraissait s’amuser de la passion d’Anaïs — de son impertinence d’adolescente. Chacun la jouait selon son strict répertoire.
— Votre idée, c’est quoi au juste ? À part Freire, vous comptez trouver autre chose à Marseille ?
Anaïs se redressa et sourit. Pour la première fois, elle surprit à travers les lunettes de Le Gall l’intelligence qui lui avait permis de réussir tous ses examens et d’être assis derrière ce bureau aujourd’hui.
— Je pense que Janusz fuyait déjà à Marseille. Il avait peur. En même temps, je pense qu’il était aussi sur la trace de quelque chose.
— Quoi ?
— Je ne sais pas. Un autre meurtre peut-être.
— Je ne comprends pas. Il tue ou il enquête ?
— Les deux solutions sont possibles.
— Vous avez entendu parler d’un autre homicide ? Vous pensez à un tueur en série ?
Anaïs balaya l’espace de ses deux mains : elle détestait ces mots. Et il était trop tôt pour aller aussi loin.
— Vous avez consulté le SALVAC ? insista le magistrat.
— Bien sûr. J’ai appelé aussi le Fort de Rosny. Aucun résultat. Mais ça dépend tellement des critères de saisie et…
— Ça va. Je connais. D’où sortez-vous toutes ces suppositions ?
Elle aurait pu tourner mille phrases ronflantes. Elle asséna la vérité brutale.
— Mon instinct.
Le juge l’observa encore de longues secondes. De petit notaire, il commençait à ressembler à un bouddha lisse et indéchiffrable. Enfin, il expira un long souffle et souleva son sous-main en cuir. Il en sortit une feuille blanche. Elle pouvait apercevoir le grammage épais, noble et soyeux. Du papier à l’ancienne. Celui qu’on utilise pour lancer des invitations au bal ou des refus de grâce.
— Qu’est-ce que vous faites ?
— Je vous détache, capitaine.
Sa mâchoire frémit :
— Je… je suis dessaisie ?
— Dé-ta-chée, fit-il en séparant les syllabes. Je parle français ? Je vous envoie à Marseille. Article 18 du Code pénal, alinéa 4. Un juge d’instruction peut dépêcher l’enquêteur partout en France, si cela est utile à « la manifestation de la vérité ».
Elle sentit que quelque chose clochait. Trop facile .
— Mon équipe poursuit l’enquête ici ?
— Disons qu’elle va soutenir le nouveau responsable et son groupe.
C’était donc ça. Le magistrat l’avait laissée parler mais les dés étaient jetés depuis le début. Même Deversat, la veille, devait être au courant. Elle aurait pu gueuler, se révolter, claquer la porte, mais au fond, elle s’en moquait. Foncer à Marseille : c’était tout ce qui comptait.
— Qui est le nouveau responsable de l’enquête ?
— Mauricet. Il possède une solide expérience.
Anaïs ne put s’empêcher de sourire. Au central, on surnommait Mauricet le « croque-mort » parce qu’il avait toujours cherché des postes proches des cimetières. Trente ans de service à arrondir ses fins de mois avec des constatations de décès — un commissaire touche une prime à chaque constatation. Pas vraiment le flic vif et rapide capable de traquer un tueur doué d’une intelligence supérieure.
Il poussa la feuille vers elle. Au moment où elle allait l’attraper, il laissa retomber sa main dessus.
— Ces deux hommes en noir, les tireurs du Pays basque, qu’est-ce que vous en pensez ?
Anaïs songea au seul indice qu’elle avait gardé pour elle. Le nom de Mêtis, groupe chimique et pharmaceutique, peut-être lié au double meurtre du pêcheur et de sa compagne.
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