— C’est pas tout, reprit la Chose. D’après c’que j’ai entendu dire, y avait des traces de cire et de plumes sur la voilure. Pour sa mise en scène, le tueur s’était vraiment cassé le cul.
Un point supplémentaire pour le mythe d’Icare. Peut-être plus connu encore que celui du Minotaure. Icare et son père, Dédale, emprisonnés par Minos, roi de Crète, se confectionnent des ailes de cire et de plumes. Durant leur évasion, Icare, jeune et irraisonné, vole trop haut. La chaleur du soleil fait fondre ses ailes. Il chute dans la mer et se noie.
— Tu sais s’ils ont retrouvé d’autres empreintes sur la scène de crime ?
— J’sais rien de plus, mec. Et à mon avis, t’en as eu pour ton fric.
— Combien pour une copie complète du rapport d’autopsie ?
Claudie gloussa, exhalant des panaches de fumée dans le vent.
— J’risque mon job sur un coup pareil.
— COMBIEN ?
— 500 euros et on en parle plus.
Janusz sortit une liasse de billets de 50 euros. Il en compta une dizaine et en donna cinq à Claudie.
— Le reste à la remise. J’attends ici.
Le colosse fourra l’argent dans sa poche sans un mot. Il regrettait déjà de ne pas avoir demandé plus. Il balança sa clope et tourna les talons.
— Putain…, fit Shampooing stupéfait. Mais où t’as trouvé tout ce fric ?
Janusz ne répondit pas. Maintenant que Shampooing connaissait son secret, il était en danger. En une journée, il avait eu le temps de découvrir les habitudes du trottoir. Au premier signe de faiblesse, Shampooing lui ferait la peau.
Claudie réapparut, jetant des regards méfiants de droite à gauche. Le parking était toujours désert. Le vent bruissait dans les feuillages, accompagnant les oiseaux qui s’égosillaient. Il avait roulé le dossier sous sa blouse. Janusz donna le reste de la somme et saisit le document — une liasse agrafée.
— On s’est jamais vus, mec.
— Attends.
Il parcourut les feuillets photocopiés, maculés de traces noirâtres. Tout était là. Le numéro du dossier d’instruction : K09 544 32 26. Le nom complet de la victime : Tzevan Sokow. Le nom du juge instructeur : Pascale Andreu. Le nom du chef du groupe d’enquête : Jean-Luc Crosnier. Puis la description détaillée du corps et de ses blessures.
— Planque ça, siffla Claudie. Tu vas nous cramer.
Janusz glissa le dossier sous son manteau.
— Ravi de t’avoir connu.
— T’as encore des thunes, mec ?
— Pourquoi ? T’as encore quelque chose à vendre ?
Claudie sourit. Pendant qu’il faisait ses photocopies, il avait cherché dans sa mémoire un nouvel objet de négociation. Visiblement, il avait trouvé.
— À l’époque, les flics cherchaient un témoin, qu’avait soi-disant tout vu. Un marginal.
— Tout vu quoi ?
— Le meurtre. Le tueur. J’sais pas au juste. Mais ils voulaient l’interroger.
Claudie prit le temps d’allumer une nouvelle clope, un petit sourire au bout des lèvres. Il tenait Janusz à son hameçon.
— Le truc important, c’est que le mec a raconté son histoire avant qu’on découvre le corps. Il est allé au commissariat, j’sais plus lequel, pour raconter son baratin. Personne l’a cru. Quelques lignes dans la main courante et basta. Quand le macchab’ est apparu, les flics du poste ont fait le rapprochement. Ils ont appelé Crosnier, le chef de groupe. L’autopsie venait de finir. J’ai tout entendu.
Claudie ne s’était pas trompé sur la valeur de son souvenir.
— Combien pour le nom du gars ?
— 500 de mieux.
Un réflexe poussa cette fois Janusz à négocier. Une sourde pulsion primitive. Ne pas se faire avoir à chaque fois sans résister. La tractation ne dura que quelques secondes. Claudie sentait que Janusz avait atteint son point limite.
— 200 et on en parle plus.
Janusz sortit les billets. Les doigts de pierre se refermèrent sur la liasse.
— Le mec s’appelle Fer-Blanc.
— Fer-Blanc ? répéta Shampooing. Tu t’es fait avoir, Jeannot. C’est un cinglé !
Claudie fusilla du regard Shampooing, qui ne se laissa pas impressionner. Tout ce fric l’avait mis en rogne :
— Il a reçu un éclat de métal dans le crâne quand il travaillait aux terrassements de Marseille. Le morceau est toujours dans son cerveau et j’peux te dire que ça s’voit. Le témoignage d’un branque pareil, ça vaut pas une thune. Tu t’es fait avoir, je répète.
Le pousseur de cadavres hocha la tête, l’air roublard.
— C’est pas ce que disaient les flics. Y z’ont comparé la main courante et la scène de crime. Le corps brûlé, les ailes, tout concordait. Une journée avant que les randonneurs découvrent le cadavre.
— Le gars, les flics l’ont retrouvé ?
— Aucune idée.
Janusz salua la Chose et reprit la route de l’escalier. Shampooing était déjà sur ses talons. Maintenant qu’il avait vu les billets, il ne le lâcherait plus. Tant mieux. Il avait besoin d’un homme comme lui pour trouver Fer-Blanc.
Mais avant de se lancer à la poursuite du sans-abri, Janusz voulait réviser ses classiques. Le Minotaure, Icare et la mythologie grecque.
La plus grande bibliothèque de Marseille est installée sur les vestiges d’un cabaret du début du XX e siècle, l’Alcazar, cours Belsunce. C’est un édifice moderne dont la façade de verre brille comme un miroir. En guise de souvenir du music-hall, les architectes ont récupéré ou fabriqué une marquise de verre et de ferronnerie, dans le style Belle Époque. La structure surplombe les portes vitrées et jure terriblement avec le design moderne du reste.
Janusz ne savait pas d’où il tenait ces informations mais il était heureux de voir que des fragments de sa mémoire, même culturels, lui revenaient.
— T’es sûr qu’ils vont nous laisser entrer ?
— T’en fais pas, fit Shampooing. Ils nous adorent dans les bibliothèques. Le côté gaucho de la culture. En plus, en hiver, tout l’monde est plus sympa avec nous. Le froid, c’est notre meilleur ami !
Shampooing disait vrai. Ils furent accueillis avec bienveillance. On accepta même que le chauve dépose son paquetage puant, non pas à la consigne, mais dans un espace de ciment dédié au matériel d’entretien. Janusz avait les nerfs en pelote. Le sillage de l’assassin, qui coïncidait avec sa propre route. Les questions qui s’accumulaient sans la moindre réponse… Il était décidé à plonger dans l’Antiquité comme dans une source fraîche, enrichissante et initiatique.
La bibliothèque était une tour de lumière. Une verrière diffusait les rayons du soleil, qui éclaboussaient les murs blancs, les escaliers suspendus, les ascenseurs vitrés. L’espace, tout en hauteur, s’élevait sur plusieurs étages et collait parfaitement à l’expression « tour d’ivoire ».
Shampooing se dirigeait déjà vers un fauteuil libre, se frottant les mains à l’idée du roupillon à venir.
— Tu viens avec moi, avertit Janusz.
— Où ?
— On va commencer par les journaux.
Janusz consulta les archives numérisées de la presse régionale sur une borne interactive. Une rapide recherche lui fournit une série d’articles à propos d’un deltaplaniste retrouvé mort dans la calanque de Sormiou le 17 décembre 2009. Selon les papiers, plutôt brefs, l’homme n’était pas identifié. On ne connaissait pas non plus les circonstances de son accident. Janusz chercha encore. Il ne trouva pas d’autres articles.
Il se demandait par quel tour de magie le commandant Jean-Luc Crosnier avait réussi à étouffer l’affaire. En tout cas, son groupe d’enquête avait pu bosser en toute tranquillité. Il étendit encore sa recherche mais ne trouva rien de plus. Il se déconnecta.
Читать дальше