— Pour vous, Mischell est un de ces cas ?
— J’en suis sûr.
— Pourquoi ?
— D’abord, ses souvenirs sont faux. Vous vérifierez par vous-même. Ensuite, ces renseignements sentent le bricolage… inconscient.
— Donnez-moi un exemple.
Mathias se leva et passa derrière le comptoir de chêne massif qui servait de QG à la chef-documentaliste. Dans un tiroir, il trouva ce qu’il cherchait et revint s’installer en face d’Anaïs, une boîte de Scrabble dans les mains.
— Notre inconnu dit s’appeler « Mischell ».
Il écrivit avec les lettres de plastique : MISCHELL.
— Souvent, un nom inventé par l’inconscient est une anagramme.
Il bouscula l’ordre des lettres et rédigea : SCHLEMIL.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Vous ne connaissez pas Peter Schlemihl ?
— Non, fit-elle sur un ton buté.
— C’est le héros d’un roman du XIX e siècle écrit par Adelbert von Chamisso. L’homme qui a perdu son ombre. Notre amnésique, au moment de créer sa nouvelle identité, s’est souvenu de ce livre…
— Il y a un lien avec son histoire ?
— La perte de l’ombre, c’est peut-être la perte de son ancienne identité. Depuis qu’il est ici, Mischell fait le même rêve. Il marche sous le soleil dans un village désert. Soudain, une explosion blanche et silencieuse survient. Il s’enfuit mais son ombre reste collée sur un mur. Mischell a laissé son double derrière lui.
En répétant son analyse devant l’OPJ, elle lui parut sonner plus juste que la veille. Ce songe était bien la traduction symbolique de sa fugue.
— Revenons à mon affaire, dit Anaïs en se levant (elle n’avait pas ôté son blouson). Cette crise pourrait avoir été provoquée par un choc, non ? Quelque chose qu’il aurait vu ?
— Comme un meurtre ou un cadavre ? sourit Freire. Vous avez de la suite dans les idées. C’est possible, oui.
Anaïs s’approcha du pupitre. Mathias était toujours assis. Le rapport de forces était revenu à son point de départ.
— Quelles sont vos chances de lui faire retrouver sa véritable mémoire ?
— Pour l’instant, elles sont minces. Il faudrait que je découvre qui il est vraiment pour le remettre, en douceur, sur la voie de lui-même. Alors seulement, il pourrait se souvenir.
La jeune femme se recula et planta ses talons dans le sol :
— On va s’y mettre ensemble. Les renseignements qu’il vous livre sont utilisables ?
— Pas vraiment. Il construit sa nouvelle identité avec des fragments de l’ancienne. Ce sont des éléments déformés, elliptiques, parfois inversés.
— Vous pourriez me donner vos notes ?
— Pas question.
Freire se leva à son tour et s’inclina pour atténuer la violence de sa réaction.
— Je suis désolé mais c’est impossible. Secret médical.
— Il s’agit d’un meurtre, fit-elle d’un ton soudain autoritaire. Je peux vous convoquer comme témoin direct.
Il contourna le pupitre et se retrouva face à Anaïs. Il la dépassait d’une tête, mais la jeune femme ne paraissait pas impressionnée.
— Convoquez-moi si vous voulez. Pour m’interroger, vous devrez d’abord solliciter une autorisation du Conseil de l’Ordre. Qu’on vous refusera. Vous le savez comme moi.
— Vous avez tort de réagir comme ça, fit-elle en reprenant ses cent pas. Nous aurions pu unir nos efforts… Il est impossible que les deux affaires ne soient pas liées. Vous n’êtes pas prêt à tout faire pour découvrir la vérité ?
— Jusqu’à un certain point. Je veux guérir mon patient. Pas le placer en garde à vue.
— Vous n’empêcherez rien. N’oubliez pas qu’il reste mon suspect principal.
— C’est une menace ?
Elle s’approcha, mains dans les poches, sans répondre. Elle avait retrouvé son attitude du début. Prête à affronter le monde. Il fourra à son tour ses mains dans ses poches. Blouson de cuir contre blouse blanche.
Le silence s’éternisait. D’un coup, ce petit jeu le fatigua.
— On a fini, là ?
— Pas tout à fait, non.
— Quoi ?
— Je veux voir la bête.
Une heure plus tard, sur le parking du CHS Pierre-Janet, Anaïs consulta ses messages. Le Coz avait appelé trois fois. Elle le rappela aussitôt.
— On a identifié le client.
— Son nom ?
— Duruy. Philippe. 24 ans. Sans boulot. Sans domicile fixe. Un crevard.
Elle attrapa son carnet et nota à la va-vite les infos.
— On est sûrs de ça ?
— Certains. J’ai fait chou blanc avec plusieurs dealers mais j’ai interrogé quatre pharmaciens jusqu’à tomber sur Sylvie Gentille, domiciliée au 74, rue Camille-Pelletan à Talence. Elle tient la pharmacie de la place de la Victoire.
— Je connais. Continue.
— Je lui ai envoyé la photo sur son portable. Elle a formellement identifié le mec, malgré les bosses et les coutures. Depuis trois mois, il vient chercher chez elle son stock mensuel de Subutex.
— Bravo.
— C’est pas tout. J’ai appelé Jaffar. Les zonards de Victor-Hugo ont aussi reconnu le bonhomme. Ils l’appellent Fifi mais c’est bien le même gus. Un Gothique qui allait et venait. Il pouvait disparaître des semaines entières. Selon eux, les derniers temps, Duruy vivait dans un squat pas loin de la rue des Vignes.
Elle déverrouilla sa portière et se glissa dans l’habitacle :
— Quand l’ont-ils vu pour la dernière fois ?
— Trois semaines pour ma pharmacienne. Quelques jours pour les zonards. Personne ne sait ce qu’il a foutu les jours qui ont précédé sa mort.
— Il n’avait pas de potes ? Des proches qui pourraient nous en dire plus ?
— Non. Duruy était un solitaire. Quand il disparaissait, personne ne savait où il allait.
— Pas de chien ?
— Si. Un molosse. Introuvable. Le tueur a dû lui faire sa fête.
— Vérifie tout de même les refuges animaliers.
Anaïs songea aux caméras de sécurité. Il fallait élargir les visionnages. Ratisser toute la ville. Philippe Duruy serait sur une des bandes. Avec le tueur-dealer ? On pouvait toujours rêver.
— Et son paquetage ?
— Sans doute enterré avec le clebs.
Elle se repassa, encore une fois, le film du meurtre, en le précisant. Le tueur n’était ni un zonard ni même une connaissance de Duruy. Il avait repéré sa victime plusieurs jours avant de frapper. Il l’avait amadoué. Il avait gagné sa confiance. Il savait que le Gothique était un tox. Il savait que c’était un solitaire — plus facile à éliminer en toute discrétion. Il savait qu’il avait un chien — il avait un plan pour s’en débarrasser.
Les détails . Vendredi 12 février. Disons 20 heures. La nuit tombe sur Bordeaux. La nuit et le brouillard. Soit le tueur choisit ce soir-là à cause des brumes. Soit il a planifié son agression à cette date et la météo est un bonus. Il sait où trouver Philippe Duruy. Il lui propose un shoot d’enfer et l’emmène dans un coin tranquille, à l’abri des regards, où tout est déjà préparé. Notamment la destruction rapide de toutes traces. Chien, paquetage, vêtements. Un tueur organisé. Des nerfs de glace. Un pro dans son domaine .
— Tu as pris le nom du médecin traitant ? reprit-elle.
— Merde. J’ai oublié. J’étais trop content de…
— Laisse tomber. Envoie-moi par SMS le numéro de la pharmacienne. Je m’en occupe.
— Qu’est-ce que je fais, moi ?
— Maintenant que tu as son état civil, tu retraces les faits et gestes de Duruy à Bordeaux. Et ailleurs.
— Ça va être coton. Ces mecs-là…
Anaïs voyait ce qu’il voulait dire. Les SDF sont les derniers hommes libres de la société moderne. Pas de carte bleue. Pas de chéquier. Pas de véhicule. Pas de téléphone portable… Dans un monde où chaque connexion, chaque appel, chaque mouvement est mémorisé, ils sont les seuls à ne pas laisser de traces.
Читать дальше