— Tu as appelé les vétos ?
Zakraoui lui fit un clin d’œil — elle ne se formalisa pas pour ce trait familier :
— Au saut du lit, chef.
— Et les abattoirs, les boucheries industrielles ?
— C’est en route.
Il se décolla du mur :
— Une question, chef. Simple curiosité.
— Je t’écoute.
— Comment tu sais que cette tête, elle appartient à un taureau de combat ?
— Mon père était un passionné de corrida. J’ai passé mon enfance dans les arènes. L’encornement des toros bravos n’a rien à voir avec celui des autres bêtes. Il y a d’autres différences mais je ne vais pas te faire un cours.
Au passage, Anaïs éprouva une satisfaction. Elle avait évoqué son père sans trahir la moindre émotion. Sa voix n’avait pas déraillé, ni tremblé. Elle ne se faisait pas d’illusions. C’était simplement l’adrénaline et l’excitation qui la rendaient plus forte ce matin.
— On a parlé de la victime, fit Jaffar. Mais le tueur ? qui on cherche au juste ?
— Un être froid, cruel, manipulateur.
— J’espère que mon ex a un alibi, fit-il en secouant la tête.
Les autres ricanèrent.
— Arrêtez de déconner, fit Anaïs. Compte tenu de la mise en scène, on doit exclure un meurtre impulsif, passionnel et sans préméditation. Le gars a préparé son coup. Dans les détails. Y a peu de chances aussi que ce soit une vengeance. Il reste la folie pure. Une folie glacée, rigoureuse, marquée par la mythologie grecque.
En signe de conclusion, Anaïs se leva. Claire invitation à se mettre au boulot. Les quatre OPJ prirent le chemin de la porte.
Sur le seuil, Le Coz s’arrêta et lança par-dessus son épaule :
— J’allais oublier. On a retrouvé l’amnésique de la gare.
— Où ça ?
— Pas loin. Institut Pierre-Janet. Chez les mabouls.
À midi, après avoir visité son service et géré les urgences, Mathias Freire était de nouveau installé face à son ordinateur pour vérifier les informations livrées par Pascal Mischell.
Il chercha d’abord dans l’annuaire, comme la veille. Pas de Pascal Mischell à Audenge, dans le bassin d’Arcachon. Il consulta à nouveau le PMSI. Aucune trace d’actes médicaux à ce nom dans les départements d’Aquitaine, ni ailleurs en France. Il appela le bureau administratif de l’hôpital et lança une recherche avec l’agent de permanence. Pas de Pascal Mischell affilié à la Sécurité sociale.
Freire raccrocha. Dehors, un tournoi de pétanque battait son plein. Il entendait les boules claquer et les patients ricaner. Rien qu’aux voix, il savait qui participait au match.
Le psychiatre décrocha à nouveau son téléphone et appela la mairie d’Audenge. Pas de réponse. On était dimanche. Il contacta le poste de gendarmerie. Il expliqua son cas et n’eut aucun mal à prouver sa bonne foi — la voix, l’assurance, les termes médicaux. Audenge était une petite ville. On connaissait tout le monde à la mairie : aucune Hélène Auffert n’y travaillait.
Freire remercia les gendarmes. Son intuition était la bonne. Inconsciemment, le cow-boy déformait ses souvenirs, ou les inventait de toutes pièces. Son diagnostic se précisait.
Il passa sur Internet et consulta le cadastre du Cap-Ferret. Un service donnait l’actualité des chantiers en cours dans la ville et sa région. Mathias nota chaque nom de société puis chercha, toujours sur Internet, le nom des patrons et des chefs de chantier de ces entreprises. Pas une seule fois, il ne croisa un Thibaudier.
Les boules claquaient toujours dehors, ponctuées de cris, de plaintes, de rires incontrôlés. Pour la forme, Freire vérifia les dernières révélations de Mischell. Son père né à Marsac, un « village dans le bassin d’Arcachon », sa mère tenant le bar-tabac de la rue principale. Sur son écran, il examina en détail une carte de la région. Il ne trouva même pas le village.
Freire considéra encore les tracés, les noms : la mer intérieure du bassin, l’île aux Oiseaux, la pointe du Cap-Ferret, la dune du Pilat… L’inconnu avait menti mais c’était dans cette zone que se trouvait la clé du mystère.
Son téléphone sonna. L’infirmière du service des urgences.
— Je m’excuse de vous déranger, docteur. On a appelé votre portable mais…
Freire lança un coup d’œil à sa montre : 12 h 15.
— Ma permanence commence à 13 heures.
— Oui, mais vous avez de la visite.
— Où ?
— Ici. Aux urgences.
— Qui ?
L’infirmière hésita un bref instant :
— La police.
L’officier de Police judiciaire faisait les cent pas dans le hall des urgences. De petite taille, elle portait des cheveux courts et un blouson de cuir, une paire de jeans et des bottes de moto, comme dans la chanson. Un vrai garçon manqué. Mais son visage était saisissant de beauté et ses mèches noires dessinaient sur ses joues des dessins d’algues humides. Il lui vint à l’esprit un mot démodé : « accroche-cœurs ».
Freire se présenta. La femme lui répondit sur un ton enjoué :
— Bonjour. Je suis le capitaine Anaïs Chatelet.
Mathias avait du mal à dissimuler sa surprise. Cette fille possédait une espèce de magnétisme irrésistible. Une présence d’une intensité très particulière. C’était elle qui imposait son empreinte au monde et non l’inverse. Freire la détailla en quelques secondes.
Son visage était celui d’une poupée d’un autre siècle. Large, rond, aussi blanc qu’un découpage de papier, avec des traits dessinés d’un seul geste, sans la moindre hésitation. Sa petite bouche rouge évoquait un fruit dans une coupe de sucre. Il songea encore à deux mots, qui n’avaient rien à faire ensemble. « Cri » et « lait ».
— Allons dans mon bureau, dit-il sur le mode séducteur. C’est dans le bâtiment voisin. On sera plus tranquilles.
La femme passa devant lui sans répondre. Le cuir de ses épaules couina. Il aperçut la crosse quadrillée de son arme. Il comprit qu’il se trompait d’attitude. Son numéro de velours s’adressait à la jeune femme. C’était le capitaine de police qui lui rendait visite.
Ils se dirigèrent vers l’unité Henri-Ey. L’OPJ lança un bref regard aux joueurs de pétanque. Le psychiatre décela chez elle une nervosité, un trouble caché. Elle n’était pourtant pas du genre à s’effrayer de la proximité de malades mentaux. Peut-être le lieu lui rappelait-il de mauvais souvenirs…
Ils pénétrèrent dans l’édifice, traversèrent l’accueil du PC, puis entrèrent dans le bureau. Freire referma la porte et proposa :
— Vous voulez un café ? Un thé ?
— Rien. Ça ira.
— Je peux faire chauffer de l’eau.
— C’est bon, je vous dis.
— Asseyez-vous.
— Asseyez-vous, vous. Moi, je reste debout.
Il sourit encore. Mains dans les poches, elle avait l’allure touchante d’une gamine qui en rajoute dans le genre viril. Il contourna son bureau et s’installa. Elle se tenait toujours immobile. L’autre trait étonnant était sa jeunesse : elle paraissait avoir à peine 20 ans. Sans doute était-elle plus âgée mais son allure évoquait une étudiante, à peine sortie de fac. Le cri. Le lait. Ces mots flottaient toujours dans son esprit.
— Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
— Avant-hier, dans la nuit du 12 au 13 février, vous avez accueilli un amnésique dans votre service. Un type découvert en gare Saint-Jean, sur les voies ferrées.
— Exact.
— Vous a-t-il parlé ? Sa mémoire est-elle revenue depuis ?
— Pas vraiment.
La femme esquissa quelques pas :
— Hier, vous avez contacté le lieutenant Pailhas sur son portable. Vous lui avez parlé d’une séance d’hypnose… Vous avez tenté le coup ?
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