Anaïs tirait déjà des conclusions indirectes sur l’assassin. Un tueur de clochards . Un meurtrier au rituel délirant, qui s’en prenait aux laissés-pour-compte. Elle se sentit des fourmis dans les membres. Elle allait trop vite en besogne. Rien ne disait que le meurtrier était multirécidiviste. Pourtant, elle en était certaine : si le Minotaure était sa première victime, elle ne serait pas la dernière.
— Pas de rapports sexuels ? Il n’a pas été violé ?
— Rien. Aucune trace de sperme. Aucune lésion anale.
— Sur les dernières heures de son existence, avant le meurtre, t’as quelque chose ?
— On sait ce qu’il a mangé. Des bâtons de surimi au crabe. Des nems au poulet. Des fragments de MacDo. En gros, n’importe quoi. Le gars se servait sans doute dans les poubelles. Une chose est sûre, son dernier repas a vraiment été arrosé. 2,4 : c’était son taux d’alcoolémie dans le sang. Complètement bourré avant de se faire le shoot fatal.
Anaïs tenta d’envisager un repas à deux, victime et tueur, arrosé à la bière, puis le passage aux choses sérieuses — l’injection. Non . Elle imagina autre chose. L’assassin avait cueilli le jeune homme après son festin. Il l’avait alors persuadé de s’envoyer en l’air avec la « meilleure héroïne du monde »…
— Sur le tueur, enchaîna-t-elle, qu’est-ce que tu peux me dire ?
— Pas grand-chose. Il n’a pratiqué aucune mutilation. Il s’est contenté de lui enfoncer cette énorme tête sur le crâne. À mon avis, c’est un esprit glacé. Méthodique. Il se consacre avec application et rigueur à son délire.
— Pourquoi « méthodique » ?
— J’ai noté un détail. Des cicatrices de trous minuscules sur les ailes du nez, aux commissures des lèvres, au-dessus de la clavicule droite et de part et d’autre du nombril.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Des marques de piercings. Le meurtrier les a retirés. Je ne sais pas ce que ça veut dire mais il ne voulait pas de métal sur sa proie. Je répète : un psychopathe. Froid comme un serpent.
— À ton avis, ça s’est passé comment ?
— Tu connais la règle : le légiste n’a pas droit aux hypothèses .
Elle soupira : elle savait que Longo brûlait de s’exprimer.
— Ne joue pas ta diva.
Le toubib inspira à fond et attaqua :
— Je dirais que tout s’est passé avant-hier. Le meurtrier a approché son lascar dans la soirée. Soit il savait où le trouver, soit il a fait son choix sur le moment — dans un troquet, une fête, un squat, ou simplement dans la rue. Dans tous les cas, il savait que sa victime était un tox. Il a dû lui faire miroiter un shoot d’enfer. Il l’a emmené dans un coin tranquille et lui a préparé l’injection létale. Avant ou après, il lui a piqué du sang. À la réflexion, il a dû lui faire avant, pour que l’hémoglobine ne soit pas saturée d’héroïne. Mais tant qu’on ne saura pas ce qu’il en a fait…
Anaïs ajouta mentalement une circonstance. La victime connaissait son assassin. Même un drogué en manque ne se laisserait pas offrir un shoot par un inconnu. Le Minotaure avait confiance dans son bourreau. Chercher parmi ses dealers. Ou ses compagnons des derniers jours .
Autre conviction : on lui avait offert la dope. La victime n’avait pas les moyens de se payer une héroïne à plus de 150 euros le gramme.
— Merci Michel. Le rapport, je le reçois quand ?
— Demain matin.
— Quoi ?
— On est dimanche. J’ai passé la nuit sur ce macchab et si t’y vois pas d’inconvénient, j’aimerais bien apporter des croissants à mes gamins.
Anaïs contemplait le visage couturé de la victime. Elle allait passer, elle, son dimanche avec cette gueule de film d’épouvante, à interroger des clodos et des dealers. Les larmes lui montèrent aux yeux. Raccroche .
— Envoie-moi déjà les photos du cadavre.
— Et la tête, qu’est-ce que j’en fais ?
— La tête ?
— Celle du taureau. À qui je l’envoie ?
— Rédige un premier rapport. Une note sur la façon dont le tueur l’a coupée et creusée.
— Les animaux, c’est pas mon rayon, fit Longo avec mépris. Faut appeler un véto. Ou l’école de la boucherie, à Paris.
— Trouve toi-même le véto, cingla-t-elle. Cette tête fait partie de ton cadavre, c’est-à-dire de ton dossier.
— Un dimanche ? Ça va me prendre des heures !
Elle répondit avec une nuance de cruauté, imaginant le petit déjeuner familial du médecin voler en éclats :
— Démerde-toi. On est tous dans la même galère.
Anaïs convoqua Le Coz et les autres gars de son équipe dans son bureau. En les attendant, elle laissa son regard se promener sur le décor qui l’entourait. Son antre, relativement spacieux, se situait au premier étage du commissariat. Une baie vitrée s’ouvrait sur la rue François-de-Sourdis. Une autre sur le couloir. Cette fenêtre intérieure était dotée d’un store pour se protéger des regards indiscrets. Anaïs ne le baissait jamais. Elle voulait toujours être intégrée à l’agitation du poste.
Pour le moment, il régnait un silence inhabituel. Un silence de dimanche matin. Anaïs percevait seulement la rumeur vague du rez-de-chaussée. On renvoyait chez eux les occupants des cellules de dégrisement. Le Parquet autorisait les libérations des gardés à vue de la nuit : chauffards sans permis, gamins surpris en possession de quelques grammes de shit ou de coke, bagarreurs de discothèques. La moisson du samedi soir, agglutinée dans l’aquarium.
Elle vérifia ses mails. Longo avait déjà envoyé ses photos en format pdf. Elle lança l’impression puis alla se chercher un café dans le couloir. Quand elle revint, une série de clichés macabres l’attendait.
Elle observa avec plus d’attention les tatouages de la victime. Une croix celte, une fresque maorie, un serpent entouré d’une couronne de roses : le gars avait des goûts éclectiques. Elle passa au dernier tirage : la tête de taureau posée sur la table d’autopsie comme sur l’étal d’un boucher. Il ne lui manquait plus que le persil dans les naseaux. Elle ne savait pas si Longo avait voulu faire un trait d’humour. Ou un acte de provocation. Mais elle était satisfaite de voir cette image — le signe fort de la démence du tueur. Une sorte d’incarnation animale de sa folie, de sa violence.
Naseaux larges, encornement ample, peau noire, comme charbonnée par le feu des gènes. Les yeux, gros calots de laque sombre, brillaient encore, malgré la mort, malgré le froid, malgré les heures passées au fond de la fosse de maintenance.
Toujours debout, elle posa les clichés et but quelques gorgées de café. Son ventre gargouillait. Elle n’avait rien mangé depuis des heures. Peut-être des jours. Elle avait passé le reste de la nuit à appeler les prisons et les instituts psychiatriques, en quête d’un fêlé de mythologie grecque ou de mutilations animales qui aurait été récemment libéré. Elle n’avait parlé qu’à des gardiens ensommeillés. Il faudrait réessayer plus tard.
Elle avait aussi contacté le fort de Rosny, les locaux du Service technique de Recherches judiciaires et de Documentation de la Gendarmerie où tous les crimes commis en France sont recensés. Sans plus de résultat. Un dimanche, à cinq heures du matin, il n’y avait vraiment personne à qui parler.
Elle avait ensuite étudié le mythe du Minotaure sur Internet. Comme tout le monde, elle en connaissait les grandes lignes. Pour les détails, elle avait eu besoin de se rafraîchir la mémoire.
Tout commençait par l’histoire du père du monstre, Minos. Fils d’Europe, une Terrienne, et de Zeus, souverain des dieux, Minos avait été adopté par le roi de Crète puis était lui-même devenu le monarque de l’île. Pour prouver ses liens privilégiés avec les dieux, Minos avait demandé à Poséidon, dieu de la Mer, de faire jaillir des flots un magnifique taureau. Poséidon accepta, à condition que Minos sacrifie ensuite la bête en son nom. Minos ne tint pas sa promesse. Frappé par la beauté du bovidé, il l’épargna et le plaça parmi ses troupeaux. Furieux, Poséidon inspira à la femme de Minos, Pasiphaé, une folle passion pour l’animal. Elle s’unit à lui et donna naissance à un monstre à tête de taureau et à corps d’homme : le Minotaure. Pour cacher ce fruit illégitime, Minos demanda à son architecte, Dédale, de construire un labyrinthe dans lequel il enferma le monstre.
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