— Ce matin, oui.
— Ça n’a rien donné ?
— L’homme s’est souvenu d’éléments mais j’ai vérifié : tout est faux. Je…
Il s’arrêta et noua ses deux mains sur son bureau, en signe de détermination :
— Je ne comprends pas, capitaine. Pourquoi ces questions ? Le lieutenant Pailhas m’a dit qu’il reprenait l’enquête aujourd’hui. Vous travaillez avec lui ? Il y a des éléments nouveaux ?
Elle ignora carrément la question.
— Selon vous, il ne simule pas ? Son amnésie est réelle ?
— On ne peut jamais être catégorique à 100 %. Mais je pense qu’il est sincère.
— Il a subi une lésion ? Il a une maladie ?
— Il refuse de passer une radio ou un scanner, mais tout porte à croire que son syndrome est plutôt le contrecoup d’une forte émotion.
— Quel genre, l’émotion ?
— Aucune idée.
— Les infos qu’il vous a données, c’était sur quoi ?
— Je vous le répète : tout est faux.
— Nous avons d’autres moyens pour vérifier ces renseignements.
— Il dit qu’il s’appelle Pascal Mischell. M.I.S.C.H.E.L.L.
Elle sortit un feutre et un calepin. Un carnet à couverture de moleskine. La réédition du célèbre carnet d’Hemingway et de Van Gogh. Peut-être un cadeau de son fiancé… Elle écrivait avec application, sortant discrètement, au coin de sa bouche, une langue de chat. Elle ne portait pas d’alliance.
— Quoi d’autre ?
— Il dit qu’il est maçon. Originaire d’Audenge. Qu’il travaille en ce moment sur un chantier au Cap-Ferret. Encore une fois, j’ai vérifié et…
— Continuez.
— Il m’a aussi raconté que ses parents avaient vécu dans un bled du bassin d’Arcachon mais la ville n’existe pas.
— Quel nom, la ville ?
Freire inspira avec lassitude :
— Marsac.
— Et sur son traumatisme ?
— Pas un mot. Pas le moindre souvenir.
— La nuit à la gare ?
— Rien. Il est incapable de se rappeler quoi que ce soit.
Elle conservait les yeux rivés sur son carnet mais il sentait qu’elle l’observait aussi, furtivement, à travers ses paupières baissées.
— Il y a une chance pour que quelque chose lui revienne rapidement à ce sujet ?
— C’est sans doute ce qui reviendra le plus tard. Le choc, quel qu’il soit, a tendance à occulter en priorité la mémoire à court terme. De toute façon, je pense qu’il invente tout le reste. Son nom. Son origine. Son métier. Que cherchez-vous au juste ?
— Désolée. Je ne peux rien vous dire.
Mathias Freire croisa les bras avec humeur :
— Vous n’êtes décidément pas très coopératifs chez les flics. Si vous avez des informations nouvelles, je pourrais en profiter pour orienter mes propres recherches et…
Il s’arrêta : Anaïs Chatelet venait d’éclater de rire, debout face à la fenêtre. Elle se tourna vers lui, riant toujours. Ce visage recélait un autre secret. L’émail pur de ses petites dents d’animal farouche.
— Qu’est-ce qui vous fait rire ?
— Les mecs qui jouent aux boules en bas. Quand c’est au tour d’un des gars, tous les autres se planquent derrière les arbres.
— C’est Stan. Un schizophrène. Il confond pétanque et bowling.
Anaïs Chatelet hocha la tête et revint vers lui :
— Je ne sais pas comment vous faites.
— Pour quoi ?
— Pour tenir le coup avec tous ces… givrés.
— Comme vous sans doute. Je m’adapte.
L’officier marchait de nouveau dans la pièce, tapotant de son feutre la couverture de son carnet. Tout son être trahissait un effort pour se donner l’air d’un gars coriace mais cette volonté produisait l’effet inverse : une impression de féminité extrême.
— Soit vous me dites ce qui se passe, soit je ne réponds plus à vos questions.
La femme s’arrêta net. Elle planta son regard dans celui de Freire. Elle avait des grands yeux sombres, au fond desquels passait un éclat mordoré.
— On a retrouvé un cadavre cette nuit, fit-elle d’une voix neutre. Gare Saint-Jean. À deux cents mètres de la cabine de graissage où les cheminots ont découvert votre amnésique. Ça fait de lui un suspect idéal.
Freire se leva. Il devait maintenant combattre à armes égales.
— La nuit dernière, il dormait tranquillement dans mon unité. Je peux en témoigner.
— La victime a été tuée la nuit précédente. Personne n’a remarqué le corps dans la journée à cause du brouillard. À ce moment-là, votre mec était encore en circulation. Il était même sur place.
— Où était le corps exactement ? Sur les rails ?
Elle eut un sourire, un déclic sucré-salé.
— Dans une fosse de maintenance. Le long des anciens ateliers de réparation.
Il y eut un silence. Freire était étonné par son propre état d’esprit. Il n’éprouvait ni choc ni curiosité à l’égard de l’assassinat. Il admirait plutôt le teint de l’OPJ. Il songeait maintenant à une cloison de papier de riz, derrière laquelle se serait déplacée une mystérieuse lumière, une Japonaise peut-être, tenant une lanterne, marchant sans bruit, à pas serrés, en chaussettes blanches.
Il se secoua. Debout devant le bureau de Freire, Anaïs Chatelet se laissait observer. Comme une femme qui profite de la caresse du soleil.
Soudain, elle parut elle aussi sortir de cette parenthèse :
— La victime est morte d’une overdose d’héroïne.
— Ce n’est pas un meurtre ?
— C’est un meurtre par héroïne. Vous en avez ici ?
— Pas du tout. Nous avons des opiacés. De la morphine. Beaucoup de drogues chimiques. Mais pas d’héroïne. C’est un produit qui ne possède aucune vertu thérapeutique. Et c’est illégal, non ?
Anaïs fit un geste vague qui pouvait passer pour une réponse.
— La victime, demanda-t-il, vous l’avez identifiée ?
— Non.
— C’est une femme ?
— Un homme. Plutôt jeune.
— Il y avait des détails… particuliers sur les lieux ? Je veux dire : dans la fosse ?
— La victime était nue. Le tueur lui a enfoncé sur le crâne une tête de taureau.
Cette fois, Mathias réagit. D’un coup, il voyait tout. Les rails. Les brumes. Le corps nu au fond de la fosse. Et la gueule noire du taureau. Le Minotaure . Anaïs l’observait en retour du coin de l’œil, décryptant sans doute la moindre de ses réactions.
Pour dissimuler son malaise, Freire monta le ton :
— Que voulez-vous de moi au juste ?
— Votre avis sur votre… pensionnaire.
Il revit le colosse sans mémoire. Son chapeau de cow-boy. Ses Santiags. Son allure d’ogre de dessin animé.
— Il est absolument inoffensif. Je vous le certifie.
— Quand on l’a trouvé, il tenait dans ses mains des objets ensanglantés.
— Votre victime n’a pas été mutilée à coups de clé à molette ni d’annuaire, non ?
— Le sang sur ces objets correspond à celui de la victime.
— O +. C’est un groupe très répandu et…
Freire s’arrêta : il devinait le jeu de la jeune femme.
— Vous me faites marcher, reprit-il. Vous savez qu’il n’est pas l’assassin. Qu’est-ce qui vous intéresse chez lui ?
— Je ne sais rien du tout. Mais il y a une autre possibilité. Il était sur les lieux au moment où le tueur a déposé le cadavre dans la fosse. Il pourrait avoir vu quelque chose. (Elle s’arrêta un instant, puis reprit :) Le choc qui a provoqué son amnésie pourrait bien être dû à ce qu’il a vu cette nuit-là.
Mathias comprit — en réalité, il le sentait depuis la première seconde — qu’il avait affaire à une policière brillante, très au-dessus de la moyenne.
— Je pourrais le voir ? continua-t-elle.
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