— Après ?
— Christian s’est installé chez nous. Nous vivons avec mon mari et mes enfants dans un pavillon à Sèvres. Ce n’était pas très pratique.
— À ce moment, il pensait toujours s’appeler David Longuet ?
— Toujours, oui. C’était… affreux.
— Il n’avait aucun souvenir de vous ?
Nathalie Forestier ne répondit pas. Chaplain reconnut son silence. Elle pleurait.
— Il a vécu ainsi, dans votre famille ? relança-t-il après quelques secondes.
— Il a pris la fuite au bout d’un mois. Après ça…
Nouveau silence. Nouveaux sanglots.
— On a retrouvé son corps, au pied d’un site de fabrication de matériaux de chantier, sur le quai Marcel-Boyer, à Ivry-sur-Seine. Il avait été atrocement mutilé.
Chaplain écrivait. Sa main tremblait et, en même temps, elle était ferme. Il pénétrait enfin en terrain de connaissance.
— Pardonnez-moi de vous poser la question mais quelles étaient ces mutilations ?
— Vous pouvez consulter le rapport d’autopsie, non ?
Il insista, mais d’une voix plus douce que douce.
— S’il vous plaît, répondez à ma question.
— Je ne me souviens plus exactement. Je n’ai pas voulu savoir. Il avait… Je crois qu’il avait le visage fendu en deux, verticalement.
Christian Miossens, alias Gentil-Michel, alias David Longuet, appartenait donc aux greffés. Comme Patrick Bonfils. Comme lui-même . Anaïs Chatelet avait raison. L’implant instillait bien la molécule du « voyageur sans bagage ». Un appareil spécifique que les tueurs devaient absolument récupérer chaque fois.
— Écoutez, fit soudain Nathalie, j’en ai assez de vos questions. Si vous voulez m’interroger, convoquez-moi dans vos bureaux. Mais surtout, si vous avez du nouveau, dites-le-moi !
Il bredouilla une réponse qui laissait entendre que des éléments inédits permettaient de reprendre l’enquête. En même temps, il ne voulait pas donner de faux espoirs à cette femme. Le résultat de ce compromis fut un magma inintelligible.
— Nous avons votre adresse, conclut-il sur un ton de PV. Nous vous enverrons dès demain une convocation. Je vous en dirai plus dans nos locaux.
Il paya et sortit dans la nuit, en quête d’un taxi. Il se dirigea vers la Seine et remonta le quai de la Tournelle. Le trottoir était désert. Seules filaient sur la chaussée des voitures dont les conducteurs avaient l’air pressé de rentrer chez eux. Il faisait froid. Il faisait noir. La silhouette de la cathédrale Notre-Dame pesait sur cette nuit glacée sans issue. Lui aussi aurait aimé rentrer chez lui. Mais il devait mettre à profit cette nouvelle nuit de recherches.
Christian Miossens, alias David Longuet.
Patrick Bonfils, alias Pascal Mischell.
Mathias Freire, alias…
Trois sujets d’expérience.
Trois voyageurs sans bagage.
Trois hommes à abattre.
Quel rôle avaient pu jouer Anne-Marie Straub ou Medina dans la combine ? Rabatteuses ? Chasseuses de proies solitaires ?
L’hypothèse pouvait coller pour Christian Miossens mais pas pour Patrick Bonfils, pêcheur désargenté de la Côte basque. Et pour lui ? Celui qu’il était avant Arnaud Chaplain fréquentait-il le club de Sasha ? Avait-il été piégé par Feliz ? Il n’avait trouvé aucune trace de son visage parmi les « victimes » de l’amazone…
Un taxi s’arrêta et déposa son passager à vingt mètres devant lui, au coin de la rue des Grands-Augustins. Il courut et grimpa à l’intérieur, frigorifié.
— Où on va ?
Il regarda sa montre. Minuit passé. L’heure idéale pour la chasse aux filles.
— Au Johnny’s, rue Clément-Marot.
— Y a du nouveau, ma belle.
Ensommeillée, Anaïs écoutait Solinas au téléphone sans y croire. On l’avait tirée du lit. On l’avait emmenée jusqu’ici, au poste de surveillance. On lui avait tendu un combiné. Du jamais-vu.
— T’as le bras plus long que je pensais.
— Le bras long, moi ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Que tu sors demain. Ordre du juge.
Elle ne put répondre. À l’idée d’échapper à ce monde claquemuré, il lui semblait que sa cage thoracique s’écartait au pied-de-biche.
— On… on t’a dit pourquoi ?
— Pas de commentaire. Décision en haut lieu, c’est tout. Après ça, on dira que la justice est la même pour tous.
Anaïs changea de ton :
— Si tu sais quelque chose, dis-le-moi. Qui est intervenu ?
Solinas rit. Son rire ressemblait à un grincement :
— Fais l’innocente, ça te va bien au teint. Dans tous les cas, je te veux à ma main. On continue l’enquête. Appelons ça notre cellule de crise.
— Il y a du neuf de ce côté ?
— Que dalle. On n’a pas trouvé l’ombre d’un micheton de Medina. Rien sur ses activités, ses contacts. Janusz est toujours introuvable. Aucune trace, aucun indice, rien. La BRF se casse les dents.
Confusément, elle comprenait que Solinas et ses cerbères n’étaient pas armés pour mener une enquête criminelle. Quant aux spécialistes des fugitifs, ils n’étaient pas non plus habitués à une proie du calibre de Janusz.
— Tu m’envoies une voiture ?
— Pas la peine. Tu seras attendue.
— Je ne connais personne à Paris.
Solinas lâcha un nouveau rire. Le grincement devenait couinement.
— T’en fais pas. Ton daron a fait le voyage !
— Le premier soir, j’ai rien fait. J’ai des principes.
— T’as quand même couché avec.
— Ouais. Enfin, bon. Tu vois ce que je veux dire…
Les trois filles éclatèrent de rire. Chaplain s’était installé à la table voisine, au fond du Johnny’s. Un bar à l’américaine, boiseries vernies et fauteuils de cuir. Des éclairages parcimonieux caressaient les meubles et les jambes des filles, distillant un halo mordoré à la Vermeer. Il leur tournait le dos mais ne perdait pas une miette de leur conversation. Le trio correspondait au profil qu’il cherchait. Pas vraiment des pros, mais de joyeuses occasionnelles qui parlaient pêle-mêle chiffons et michetons.
— Tu mets plus de lunettes ?
— Non. J’ai des lentilles. Les lunettes, ça fait trop porno.
Chaque réplique le prenait par surprise. Il n’avait pas l’expérience de Nono. En même temps, cette façon de secouer sexe, fric et espoirs de midinettes dans un grand shaker avait quelque chose de touchant.
— J’vais me repoudrer le nez.
Chaplain lança un regard par-dessus son épaule et aperçut une fine silhouette, de dos, serrée dans un bustier de satin sombre qui s’évaporait en une corolle de tulle noire. Même de là où il était, il pouvait entendre la créature renifler. La poudre dont elle parlait n’avait rien à voir avec du fond de teint.
— T’es pas venue à la soirée du prince ?
— Quel prince ?
Les deux bimbos avaient repris leurs conciliabules.
— J’sais pas son nom. Y vient des Émirats.
— J’étais pas invitée, fit l’autre d’une voix boudeuse.
— Y avait une Russe, j’te dis pas, jamais vu une pro pareille. Elle s’est battue pour passer en premier.
— En premier ?
— Ouais. On était sciées mais c’est elle qu’avait raison. Elle t’a fini le mec en cinq minutes. Emballé pesé, 3 000 euros. Nous, on a ramé toute la nuit pour le faire rebander.
Nouveaux rires. Il commanda une deuxième coupe de champagne. Il aurait dû offrir une tournée aux filles mais il n’osait pas. Le temps de Nono était vraiment loin.
Miss Coco revint d’un pas sautillant. Le côté face valait largement le côté pile. Sous un casque noir à la Cléopâtre, elle avait des traits émaciés qui hurlaient une espèce de grâce animale. En regardant mieux, on voyait que la défonce la rongeait déjà, creusant ses joues, ses orbites, mais pour l’instant, la beauté des traits gagnait la partie, soulignée par un maquillage à la fois sombre et miroitant.
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