— Vous saviez qu’elle avait disparu ?
— Je ne l’ai pas vue depuis un an et demi ! Après trois rendez-vous, elle m’a planté sans explication. Je n’ai plus jamais eu de nouvelles.
— Quand l’avez-vous vue la première fois ?
— Si vous voulez m’interroger, convoquez-moi à votre commissariat.
Durieu raccrocha. Chaplain but une gorgée de café. Il s’était réfugié dans une brasserie du boulevard Saint-Germain. Banquettes de moleskine. Suspensions jaunâtres. Rumeurs lointaines — le café était pratiquement désert.
Numéro suivant.
Deux sonneries puis une voix de femme.
— Allô ?
Chaplain ne s’était pas préparé à cette éventualité. Il baissa les yeux sur son bloc et lut le nom de l’élu numéro 3.
— Christian Miossens est là, s’il vous plaît ?
— C’est une plaisanterie ?
Il venait de commettre une erreur mais il ne voyait pas laquelle. Gagner du temps. Il répéta le numéro à haute voix qu’il avait composé.
— C’est bien le numéro de Christian, fit la voix, moins agressive.
Chaplain réchauffa son timbre :
— Je me suis mal exprimé. Je vous appelle à propos de monsieur Miossens et…
— Qui êtes-vous ?
Il se présenta encore une fois comme un OPJ, évitant de se nommer lui-même.
— Il y a du nouveau ?
L’inflexion avait changé. Après l’irritation, l’espoir.
— Peut-être, fit-il au hasard.
— Quoi ?
Chaplain prit une inspiration. Il avançait à l’aveugle mais il commençait à avoir l’habitude.
— Excusez-moi mais pouvez-vous d’abord me dire qui vous êtes ?
— Je suis Nathalie Forestier, sa sœur.
Il réfléchit à 1 000 tours-seconde. Si la sœur de Miossens répondait sur son portable, cela signifiait qu’il était mort, malade ou disparu. La question « il y a du nouveau ? » à un flic excluait la maladie.
Il s’éclaircit la gorge et prit son ton spécial enquêteur :
— Je voudrais revenir avec vous sur certains faits.
— Seigneur… (La voix paraissait maintenant épuisée.) J’ai déjà raconté tout ça tant de fois…
— Madame, fit-il en descendant de quelques notes pour se donner plus d’autorité, on m’a saisi sur cette affaire afin d’approfondir plusieurs points. Je dois interroger chaque témoin important.
Ça ne tenait pas debout : il venait de composer le numéro d’un mort ou d’un disparu — mais la femme ne releva pas.
— Vous avez de nouveaux éléments oui ou non ? demanda-t-elle.
— Répondez d’abord à mes questions.
— Vous… vous allez encore me convoquer ?
— Malheureusement, oui. Mais pour l’instant, je voudrais seulement revenir avec vous sur certaines circonstances, par téléphone.
— Je vous écoute, capitula-t-elle d’une voix éteinte.
Chaplain hésitait. Il attaqua de la manière la plus large possible.
— Comment avez-vous appris pour votre frère ?
— La première ou la deuxième fois ?
On ne pouvait pas mourir deux fois. Christian Miossens avait donc disparu. À deux reprises .
— Parlons d’abord de la première fois.
— La police m’a appelée. Les employeurs de Christian l’avaient contactée. Ils n’avaient aucune nouvelle de lui depuis deux semaines. Mon frère ne les avait pas prévenus. Ni envoyé le moindre certificat médical. Ce n’était pas son genre.
— Quand vous a-t-on appelée, précisément ?
— Le 10 juillet 2008. Je m’en souviens très bien.
Chaplain notait, tout en comparant ses notes. Miossens avait rencontré pour la première fois Anne-Marie Straub le 23 mai 2008. Moins de deux mois plus tard, il disparaissait. Un rapport de cause à effet ?
— Vous ne vous étiez pas rendu compte de sa disparition ?
— Vous n’avez pas lu ma déposition ?
— Non. Je préfère rester libre de tout préjugé avant d’interroger les témoins.
— C’est bizarre comme méthode.
— C’est la mienne. Pourquoi ne vous êtes-vous pas aperçue de la disparition de votre frère ?
— Parce que nous sommes fâchés depuis douze ans.
— Pour quelle raison ?
— Une histoire stupide d’héritage. Un studio à Paris. Vraiment une connerie…
— Ses proches ne se sont pas rendu compte de sa disparition ?
— Christian n’avait pas de proches.
Sa voix se déchira :
— Il était complètement seul, vous comprenez ? Il passait sa vie sur Internet, sur des sites de rencontres. On l’a su plus tard. Il rencontrait des femmes, des… professionnelles, n’importe qui…
Chaplain devait enregistrer chaque information et tenter aussitôt de l’intégrer dans le puzzle. Nathalie Forestier avait évoqué deux disparitions.
— Quand l’a-t-on retrouvé ?
— En septembre. En réalité, la police l’a récupéré à la fin du mois d’août mais on ne m’a appelée qu’à la mi-septembre.
— Pourquoi vous a-t-on contactée si tard ?
Nathalie marqua un temps. Elle paraissait de plus en plus étonnée par les lacunes de son interlocuteur.
— Parce que Christian prétendait s’appeler David Longuet. Il ne se souvenait plus du tout de son identité.
Un coup qu’il n’avait pas prévu. Christian Miossens, l’élu de Feliz, avait fait une fugue psychique. Il était un voyageur sans bagage.
— Où l’a-t-on découvert ?
— Il a été ramassé avec d’autres SDF à la fin du mois d’août, le long de Paris-Plage. Amnésique. Il a d’abord été envoyé à l’infirmerie psychiatrique de la préfecture de Paris, ce que vous appelez l’I3P.
— C’est la procédure.
— Puis on l’a transféré à Sainte-Anne.
— Vous vous souvenez du nom du psychiatre qui l’a soigné ?
— Vous plaisantez ou quoi ? Christian est resté hospitalisé là-bas près d’un mois. Je suis allée le voir tous les jours. Le médecin s’appelle François Kubiela.
Il nota le nom. À interroger en priorité.
— Il travaille dans quel service ?
— Le CMME, la Clinique des maladies mentales et de l’encéphale. Un homme charmant, compréhensif. Il paraissait bien connaître ce type de troubles.
— Kubiela vous a-t-il expliqué ce dont souffrait Christian ?
— Il m’a parlé de fugues psychiques, de fuite de la réalité par l’amnésie, ce genre de phénomènes. Il m’a expliqué qu’il travaillait sur un autre cas, un patient de Lorient qu’il avait fait venir à Paris, dans son service.
Chaplain souligna trois fois le nom de Kubiela. Un expert. Il devait absolument lui parler. L’homme serait tenu au secret médical mais…
— Kubiela paraissait… décontenancé, poursuivit Nathalie. Selon lui, ce syndrome est très rare. En fait, jusqu’à maintenant, il n’y avait jamais eu de cas en France. Il disait en plaisantant : « C’est une spécialité américaine. »
— Comment a-t-il soigné votre frère ?
— Je ne sais pas au juste. Mais je suis sûre qu’il a tout essayé pour réveiller sa mémoire. Sans résultat.
Chaplain changea de cap :
— Comment avait-on identifié Christian ? Comment est-on remonté jusqu’à vous ?
— Vous ne savez donc rien…
Il remercia mentalement cette femme de ne pas lui raccrocher au nez. Son ignorance était comme une insulte.
— Christian a été identifié, grâce à ses empreintes digitales reprit-elle. Il avait été placé l’année précédente en garde à vue pour une histoire de conduite en état d’ivresse. Les services de police détenaient donc ses empreintes. Je ne sais pas pourquoi, la comparaison a pris plus de 15 jours.
— Que s’est-il passé ensuite ?
— Christian m’a été confié. Le professeur Kubiela était plutôt pessimiste sur ses chances de guérison.
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