— Il t’a dit ce qu’il cherche au juste ?
— Non.
— Où il se planque ?
— À ton avis ?
Le flic joua des épaules dans sa veste mal coupée :
— Il t’a donné un numéro ? Un contact ?
— Bien sûr que non.
— Comment t’as pu lui filer les renseignements sur Malaoui ?
Elle se mordit la lèvre inférieure.
— Laisse tomber. Je dirai rien.
La défense était faible. Elle se rendit compte qu’elle n’avait pas plus d’imagination que les voyous qui se succédaient dans son bureau, rue François-de-Sourdis, à Bordeaux. Solinas se massait la nuque comme s’il se contrefoutait de sa réponse.
— Ça me concerne plus de toute façon, confirma-t-il. La Brigade des fugitifs a été saisie.
Il stoppa son massage et agrippa le rebord de la table des deux mains :
— Moi, ce qui m’intéresse, c’est d’arrêter le tueur cinglé, qu’il soit Janusz ou un autre. Tu as avancé sur ce qu’on s’est dit ?
— Sur quoi ?
Il sortit une nouvelle photo de son cartable : le cadavre d’Hugues Fernet, le géant du pont d’Iéna.
— De quel mythe s’inspire ce meurtre ?
Anaïs n’était pas en position de jouer à la plus maligne :
— Du mythe d’Ouranos, un des dieux primordiaux. Son fils, Cronos, l’a émasculé pour prendre le pouvoir.
Le flic se pencha en avant. Sous ses montures relevées, son front se fissurait de rides. Anaïs repassa une couche — la seule façon pour elle de sortir de cette taule :
— Un tueur en série, Solinas. En août 2009, il a tué Hugues Fernet à Paris en s’inspirant d’Ouranos. En décembre 2009, il a tué Tzevan Sokow à Marseille en le transformant en Icare. En février 2010, il a assassiné Philippe Duruy, l’assimilant au Minotaure. C’est un tueur mythologique. Un cas unique dans toute l’histoire de la criminologie. Mais pour le choper, tu as besoin de moi.
Solinas ne bougeait plus. Même son alliance restait en place. Il fixait Anaïs comme si elle était l’oracle de Delphes et qu’elle venait de dérouler devant lui son destin de héros de légende.
— Après le mythe d’Icare et celui du Minotaure, reprit-elle, l’histoire d’Ouranos met encore en scène un fils en conflit avec son père. C’est mince mais c’est de ce côté-là qu’on doit chercher. Soit le tueur est un père déçu, soit un fils en colère. Sors-moi de là, nom de Dieu ! Il n’y a que moi qui peux t’aider à coincer ce cinglé !
Le flic ne la voyait plus mais elle voyait dans ses yeux : une affaire en forme de vitrine de Noël, une promotion spectaculaire, un ascenseur direct pour le sommet de l’administration française.
Solinas se leva et frappa à la porte vitrée :
— Je te laisse le dossier. Fais tes devoirs en attendant de mes nouvelles.
L’instant suivant, il était dehors. Anaïs se passa les deux mains sur le visage, comme pour lisser ses traits. Elle ne savait pas trop quel combat elle menait. Mais elle avait gagné un round.
Chaplain s’attendait à un palace taillé dans la pierre et le marbre. Le Theodor était un petit bâtiment en retrait, aux lignes Art déco, dans une impasse perpendiculaire à la rue d’Artois. En s’approchant, il devina que les dimensions réduites de l’édifice, sa situation, son apparente modestie étaient les marques d’un plus grand luxe encore que celui offert par les titans célèbres, type George V ou Plaza Athénée.
Il traversa une cour de gravier jusqu’à atteindre un seuil abrité par une marquise. Pas de portier, pas d’enseigne, pas de drapeau : de la discrétion, encore de la discrétion. À l’intérieur, un hall lambrissé de bois brun. Au fond, un salon chauffait ses fauteuils auprès d’un feu de cheminée crépitant. Le comptoir d’accueil ressemblait à une sculpture de bois minimaliste. Des orchidées blanches s’étiraient dans de longues fioles aux formes alanguies.
— Je peux vous aider, monsieur ?
— J’ai rendez-vous avec M meSophie Barak.
L’homme — il portait une espèce de costume chinois à col mao, en soie indigo — décrocha un téléphone et murmura dans le combiné. Chaplain se pencha au-dessus du comptoir :
— Dites-lui que c’est Nono. Nono de la part de Yussef.
Le réceptionniste haussa un sourcil circonspect. Il répéta les mots avec dégoût puis écouta attentivement la réponse, tout en observant du coin de l’œil Chaplain.
Il raccrocha et annonça à contrecœur :
— M meBarak vous attend. Deuxième étage. La suite 212.
Chaplain prit l’ascenseur, traversant toujours la même atmosphère zen, à base de lumières brisées, de murs sombres, d’orchidées blanches. Une telle décoration pouvait apaiser les nerfs ou donner envie de hurler, au choix. Chaplain repoussait toute sensation. Il conservait ses forces pour la mystérieuse Libanaise.
Il sortit de l’ascenseur et prit la direction de la suite. Au bout du couloir, trois femmes à l’embonpoint généreux piaillaient comme des perruches trop nourries. Elles s’embrassaient, se caressaient les épaules, riaient très fort. Âgées de la cinquantaine, elles arboraient des tailleurs de couleur vive, des coiffures laquées, des bijoux scintillants qui crépitaient comme des feux d’artifice. Des épouses libanaises ou égyptiennes en goguette à Paris — ou bien en exil, en attendant que leurs maris reprennent le pouvoir au pays.
Il s’approcha doucement et s’inclina, en manière de salut. La plus petite, celle qui restait sur le seuil de la pièce, lui fit un large sourire. L’éclat de ses dents dans son visage sombre rappelait les touches d’ivoire incrustées dans les sculptures de marbre noir de la Babylone antique.
— Entre, mon petit. J’arrive tout de suite.
Chaplain sourit pour dissimuler son étonnement. La familiarité du ton, le tutoiement laissaient entendre qu’ils se connaissaient. Encore un fragment oublié ? Il se glissa par la porte, saluant d’un signe de tête les deux visiteuses aux cheveux de miel.
Il s’avança dans la première pièce et découvrit une ambiance plus en accord avec le décorum classique d’un hôtel de prestige. Murs blancs, canapés beiges, abat-jour mordorés. Des sacs et des malles Vuitton, portant le monogramme LV, ponctuaient l’espace, dans un désordre apparent. Une d’entre elles, ouverte à la verticale, aussi grande qu’une armoire, égrénait des robes du soir. Les bagages d’une exploratrice, qui n’aurait accosté que des terres princières.
Il entendit des rires dans son dos puis le claquement de la porte. Quand il se retourna, Sophie Barak le fusillait du regard.
— Qu’est-ce que tu fous là ? C’est Yussef qui t’envoie ?
Chaplain digéra le changement de ton. Il voulait d’abord avoir une certitude.
— Excusez-moi, mais… on se connaît ?
— Je te préviens : je ne traite jamais en direct. Si tu veux doubler Yussef…
— Je cherche des renseignements.
— Des renseignements ? (Elle eut un rire glacé.) De mieux en mieux.
— Je suis inquiet pour une amie.
Sophie hésita. Quelque chose dans l’apparence de Chaplain parut la déstabiliser. Sa sincérité peut-être. En tout cas, il n’avait pas l’air d’un flic. Elle traversa le salon, ouvrit une penderie, prit une brassée de robes puis les fourra, sans précaution, dans un grand sac. Les cintres de bois s’entrechoquèrent. La Libanaise était sur le départ.
Chaplain l’observait. Elle avait la peau brune, une tignasse noire et brillante, coiffée en cloche, façon sixties. Elle était petite, boulotte, et sacrément sensuelle. Sous sa veste de tailleur, elle portait un chemisier blanc largement échancré sur ses seins. Le pli sombre qu’il révélait était plus violent encore que son rire. Un vrai pôle magnétique.
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