Maintenant, elle se tenait devant lui, les poings sur les hanches. Elle lui avait laissé quelques secondes pour se rincer l’œil. La politesse des reines.
— Ton amie, là, comment elle s’appelle ?
— Medina Malaoui.
Sans répondre, elle ouvrit une porte et disparut dans la pièce voisine. Sans doute la chambre. Chaplain n’osait plus bouger.
— Tu viens, oui ?
Il franchit le seuil et découvrit un lit immense, jonché de coussins brodés à l’orientale. Sophie Barak avait disparu. Il lança un coup d’œil circulaire et la repéra sur sa droite, assise devant une coiffeuse. Il allait répéter sa question quand elle arracha sa chevelure d’un mouvement sec. Sophie Barak était totalement chauve.
— Ne fais pas l’imbécile, lui dit-elle en le regardant dans le miroir. Cancer du sein. Chimio. Rayons. Rien d’exceptionnel.
Elle ôta sa veste puis déboutonna son chemisier, sans la moindre gêne.
— Depuis ma maladie, j’en ai plus rien à foutre de rien. Les soirées, le fric, les clients. Rien à foutre. Je me casse. Mes filles feront ce qu’elles veulent. Et celles qui n’ont pas de papiers, eh bien, elles retourneront au pays faire des mômes et garder les chèvres ! Inch’Allah !
Chaplain sourit. Elle balança son chemisier sur une chaise et s’enduisit les épaules avec une crème. Son soutien-gorge noir peinait à contenir sa poitrine. Sa peau brune laissait voir les tracés de fuchsine, colorant rougeâtre qu’on utilise pour marquer les champs d’irradiation de la radiothérapie.
— Medina, qu’est-ce que tu lui veux au juste ?
— Elle a disparu depuis le 29 août. On n’est pas vraiment proches mais… Ça fait maintenant six mois. Je n’ai plus jamais eu de nouvelles.
Sophie le fixa avec ses yeux noirs, brûlés au khôl, directement sortis des Mille et Une Nuits . Il contemplait en retour les dessins sur sa peau et fit un étrange amalgame, entre ces marques ocre et des dessins au henné. L’Orient. Le désert. La mort.
Elle finit par se lever et attrapa un peignoir blanc. Elle le boucla avec une ceinture de tissu éponge :
— J’en sais pas plus que toi.
— Vous n’avez eu aucune nouvelle ?
— Non.
Elle disparut dans la salle de bains, fit couler de l’eau dans la baignoire. À cet instant, Chaplain remarqua qu’il y avait quelqu’un d’autre dans la pièce. Une petite femme effacée, vêtue sans la moindre élégance. Elle jouait de l’ordinateur derrière un bureau. Elle avait l’humilité, la discrétion héritées d’une longue lignée d’esclaves. Il devina. La comptable de l’entreprise Barak. On bouclait les valises, on scellait les comptes.
Sophie revint dans la chambre et choisit une robe de soie noire qu’elle disposa avec précaution sur le lit. Elle balança un ordre en arabe à l’esclave puis s’agenouilla face à une autre malle verticale qui contenait des séries de chaussures.
— Quoi qu’il lui soit arrivé, fit-elle en choisissant une paire d’escarpins tigrés, elle l’a bien cherché. Si tu la connais, tu le sais comme moi. Medina est une sacrée bourrique.
— Sasha.com : ça vous dit quelque chose ?
— D’où tu connais ce nom, toi ?
— Elle m’en avait parlé.
Sophie haussa les épaules et sélectionna, dans une autre malle, une ceinture surmontée d’un sigle en argent.
— Une mode absurde, murmura-t-elle.
— Une mode ?
— Des filles se sont inscrites dans ce club merdique au printemps dernier. Incompréhensible. Un réseau qui permet tout juste de rencontrer des losers sans un rond. De la merde.
— Elles cherchaient peut-être un mari ? Un compagnon ?
Sophie sourit avec indulgence :
— On me l’avait jamais faite celle-là.
— Vous avez une autre hypothèse ?
Elle disposa l’ensemble de sa tenue — robe, chaussures, ceinture — sur le lit et parut satisfaite. L’eau du bain coulait toujours.
— Pas une hypothèse, rétorqua-t-elle en se retournant vers lui. Une certitude. Tu crois quoi ? Que je vais laisser mes filles raser gratis ? J’ai mené mon enquête.
— Qu’avez-vous trouvé ?
— Elles se font payer.
— Par qui ?
Elle eut un geste vague :
— Tout ce que je sais, c’est que plusieurs d’entre elles ne sont jamais réapparues. Trois petits tours chez Sasha et on disparaît. C’est comme ça.
Chaplain songea aux rumeurs dont lui avait parlé Lulu 78. Un tueur en série au sein d’un site de rencontres ? S’attaquant uniquement à des escorts qui n’avaient rien à faire là ? Un trafic d’êtres humains ? Pourquoi passer par un club comme Sasha.com ?
— Je ne vous vois pas vous résigner aussi facilement, insista-t-il.
Elle s’approcha de lui, rajusta les revers de sa veste avec affection :
— Je t’aime bien, mon petit. Alors écoute mon conseil : passe ta route. Il y a un moyen très simple d’éviter les emmerdes. C’est de ne pas les provoquer.
Elle le raccompagna à la porte. L’entrevue était terminée La Pythie avait parlé.
Sur le seuil, Chaplain risqua une dernière question :
— Et Mêtis, ça vous dit quelque chose ?
Nouveau sourire. De l’indulgence, elle était passée à la tendresse. Il devinait comment Sophie Barak tenait son petit monde. Par une sorte de chaleur maternelle, qui soudait les équipes plus sûrement que toute menace. La violence, le froid, la brutalité provenaient du dehors. Elle était là pour défendre ses petites.
— Si j’ai pu faire mon business aussi longtemps, c’est qu’on m’a protégée.
— Qui ?
— Ceux qui peuvent protéger.
— Je ne comprends pas.
— Tant mieux. Mais le système fonctionne dans les deux sens. Ils me protègent. Je les protège. Tu comprends ?
Il songea à une Madame Claude version loukoums.
— Vous voulez dire que Mêtis a quelque chose à voir avec le pouvoir ?
Elle embrassa son index et le posa sur les lèvres de Chaplain. Elle fermait la porte quand il la retint un instant.
— Medina n’était pas la seule à fréquenter Sasha.com. Vous avez un autre nom à me donner ?
Elle parut réfléchir puis murmura :
— Leïla. Une Marocaine. Je crois qu’elle fraye encore avec ces conneries. Barak allahu fik !
Elle avait dû attendre 17 heures pour se rendre à la bibliothèque. Comme les autres, elle devait se plier aux heures et aux priorités de la taule. Or, les horaires changeaient chaque jour pour éviter toute stratégie d’évasion.
Une fois dans la place, elle avait trouvé des livres sur l’histoire de la photographie. Depuis que Le Coz lui avait parlé de daguerréotypes, elle plaçait tous ses espoirs dans cette piste. En admettant que l’assassin de l’Olympe utilisât cette méthode pour immortaliser ses meurtres, elle devait tout connaître sur le sujet.
Son idée était simple. Jusqu’ici, le tueur avait été plus que prudent. Jamais on n’avait pu remonter la filière de l’héroïne, de la cire, des plumes ou des ailes de deltaplane. On n’avait pas non plus réussi à tracer sa piste à travers les produits anesthésiants qui avaient endormi le taureau sacrifié. Aucun lien n’avait pu être établi entre lui et les instruments de ses crimes. Peut-être avait-il été moins attentif avec ses daguerréotypes ? Peut-être les matériaux nécessaires à cette technique spécifique le trahiraient-ils ?
Selon ses bouquins, l’invention de Louis Jacques Mandé Daguerre, peintre parisien, date du milieu du XIX e siècle. Techniquement, le procédé est fondé sur le polissage d’une plaque de cuivre, recouverte d’une couche d’argent. Le support est ensuite exposé à des vapeurs d’iode pour le sensibiliser à la lumière. Dans un deuxième temps, on projette une image sur cette plaque grâce à un objectif puis on la révèle en l’exposant à des vapeurs de mercure. Une fois imprimée, le miroir poli est baigné dans de l’hyposulfite de soude puis protégé de l’oxygène de l’air par une couche de chlorure d’or.
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