Il fit sauter l’image de son cadre, la fourra dans sa poche, commença le tour du propriétaire. Aucune surprise. On était ici chez une Parisienne branchée, aisée, intellectuelle. En revanche, nulle trace d’un métier, d’un poste professionnel. Les signes désignaient plutôt une existence d’étudiante. Le salon, le couloir, la chambre étaient tapissés de bouquins classés par ordre alphabétique. Philosophie. Critique littéraire. Ethnologie. Philologie… Pas vraiment l’école du rire.
Fouillant les tiroirs, il dénicha enfin une carte d’étudiante. Medina Malaoui, 28 ans, inscrite à la Sorbonne en DEA de philosophie. Il chercha encore et trouva un dossier complet retraçant son cursus. Elle venait du nord de la France. Bac à Saint-Omer. Licence et maîtrise de philosophie à Lille. La jeune femme préparait à Paris un doctorat portant sur les œuvres de Maurice Merleau-Ponty — le titre du travail à venir prenait trois lignes. Incompréhensible.
Chaplain réfléchit. Où Medina gagnait-elle son fric ? Une fille à papa ? Un boulot en parallèle ? Aucune réponse mais la garde-robe, dans la penderie, surlignait la question. Prada, Chanel, Gucci, Barbara Bui… Sur l’étagère du haut, des sacs en pagaille. Sur celle du bas, des chaussures en série. Avec quoi Medina s’achetait-elle tout ça ? Depuis quand la philosophie assurait-elle de tels moyens ? Était-elle la complice de ses trafics ? Ça commence à craindre. Je flippe.
Il continua sa recherche et ne trouva rien de personnel. Pas de téléphone mobile. Pas d’agenda. Pas d’ordinateur portable. Pas de factures d’abonnement. Pas de documents administratifs. Devant la porte d’entrée, du courrier s’entassait. Il regarda les dates : les lettres les plus anciennes dataient de la fin du mois d’août. Comme chez lui, la plupart des envois étaient publicitaires. Mais ici, pas même de factures, ni de relevés de banque. Tout devait passer par le Net. Où Medina était-elle partie ? Était-elle morte ? D’autres questions, en désordre. Où l’avait-il connue, sur un site de rencontres, chez Sasha.com ? Il imagina la fille du portrait dans une des soirées à cloche tibétaine. Elle aurait fait sensation.
Il fit un dernier tour pour trouver les indices d’un départ précipité. Ou quelque chose de plus irrévocable… De la nourriture pourrie dans le frigo. Une salle de bains en désordre. Des penderies pleines qui démontraient que Medina n’avait pas pris le temps de faire ses valises.
Chaplain sortit par où il était venu. Son butin tenait dans la poche intérieure de sa veste : la photo d’une jolie poupée slave au nom arabe. Le reste était dans sa tête. Ou plutôt dans sa gorge. L’impression funeste que Medina n’était plus de ce monde.
Il traversait la voûte du rez-de-chaussée quand une sexagénaire en tenue de combat jaillit devant lui : blouse bleue, balai-brosse, seau d’eau de Javel.
— Vous cherchez qui ?
Chaplain allait mentir mais se ravisa. La gardienne pouvait lui fournir des informations :
— Je venais voir Medina Malaoui.
— Elle est pas là.
— Elle s’est absentée ?
— Depuis un moment, oui.
— Combien de temps ?
La femme lui lança un regard suspicieux. Le passage n’était pas allumé. Ils se tenaient dans un clair-obscur chargé des odeurs du jardin.
— Vous êtes un ami ? demanda-t-elle enfin.
— Je suis un de ses professeurs, improvisa-t-il. Depuis quand est-elle partie ?
— Plusieurs mois. Mais le loyer est payé. Pas de problème.
— Elle ne vous a rien dit ?
— Elle dit jamais rien, la petite chérie.
Le ton se chargeait de mépris :
— Très discrète. Très… indépendante. Elle fait son ménage toute seule. Ses courses toute seule. Toujours toute seule !
Chaplain simula l’inquiétude :
— Cette disparition n’est pas normale… Elle n’a prévenu personne à la faculté.
— Faut pas vous en faire. Ces filles-là, il peut rien leur arriver.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
La gardienne s’accouda à son balai. Position repos.
— Si vous êtes prof, je vais vous donner un conseil.
Chaplain s’efforça de sourire.
— Faut toujours regarder les sacs des étudiantes. Si la fille porte une gibecière, un sac à dos ou une bourse en jean, pas de problème. Mais si elle se radine à vos cours avec du Chanel, du Gucci ou du Balenciaga, alors là, croyez-moi, elle a un autre job… Un job de nuit, si vous voyez ce que je veux dire.
La bonne femme paraissait bien informée des marques de luxe et des nouvelles habitudes du monde estudiantin. Mais elle avait raison. Tout l’appartement de Medina respirait le fric facile. L’élégance bling-bling des nuits parisiennes. Medina était-elle une escort-girl ? Avait-il été un de ses clients ?
Il joua l’indignation :
— Medina était très sérieuse et…
— C’est pas incompatible. C’est pas les mêmes horaires, c’est tout.
— Vous avez des preuves de ce que vous avancez ?
— Elle partait tous les soirs puis revenait à l’aube. Qu’est-ce que vous croyez, qu’elle avait un job de gardien de nuit ?
Chaplain revit la photo — celle qu’il tenait dans la poche de sa veste. Pas de commentaire. Il contourna la concierge. Elle lui barra le passage avec son balai.
— Si je la vois, je lui dis que vous êtes passé ?
Il acquiesça distraitement.
— C’est quoi votre nom ?
— Laissez tomber.
La seconde suivante, il appuyait sur le bouton d’ouverture de la porte cochère. Il jaillit dehors et eut juste le temps de bifurquer sur la gauche. Une voiture banalisée venait de piler en double file. Deux hommes en sortirent. Aucun doute : des flics.
Il accéléra le pas, entendant le portail s’ouvrir derrière lui. Les condés devaient posséder une clé universelle. Son cerveau devint un shaker. Pensées secouées, fébriles, paniquées. Anaïs l’avait-elle balancé ? Impossible. Les flics s’inquiétaient-ils tout à coup du sort de Medina Malaoui ? Pas possible non plus. Une seule explication. Anaïs était surveillée à la maison d’arrêt. Quand elle s’était renseignée sur le numéro protégé, sa communication avait été enregistrée. On avait voulu savoir pourquoi la fliquette s’intéressait à ce numéro.
Il descendait au pas de course le boulevard Malesherbes en quête d’une station de métro ou d’un taxi. Il revoyait le joli minois aux pommettes hautes. Son oraison funèbre ne faisait plus de doute. Que s’était-il passé le 29 août ? Était-il arrivé trop tard ? L’avait-il tuée lui-même ?
Un seul moyen de le savoir.
Retrouver les collègues de Medina.
Plonger dans le monde des filles VIP.
Pour cela, il avait un guide tout désigné.
Les passeports bien neufs, bien craquants, claquèrent sur le tableau de bord.
— En voilà 20. T’auras les dix autres demain matin.
Toute la nuit, il avait bossé sur ces documents, retrouvant les gestes, les automatismes, les exigences du vrai faussaire. Il était redevenu Nono l’expert, Nono les doigts d’or. Yussef, au volant de sa Mercedes Classe S, saisit les documents avec précaution. Il les feuilleta, les étudia, les tritura. Chaplain était assis à ses côtés. Amar occupait la banquette arrière, à la fois au repos et aux aguets.
Yussef hocha la tête puis donna les passeports à son comparse qui les fit passer dans une machine — sans doute un détecteur. Les secondes ressemblaient à des gouttes d’acier en fusion. Chaplain essaya de se concentrer sur le design majestueux de l’habitacle : inserts en érable madré, sièges en cuir noir, tableau de bord surmonté par un écran GPS en scope…
Au-delà, à travers le pare-brise fumé, il apercevait le foyer Saint-Maurice, boulevard de la Chapelle, à l’ombre du métro aérien. Contraste frappant entre cette cabine de yacht et les sans-papiers qui se bousculaient devant la porte, suintant la peur, la misère et l’oubli.
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