Je refermai le dossier avant que les images me sautent au visage. Je dus m’y reprendre à plusieurs fois pour clore la boucle. Une sueur glacée coulait sur mes traits. La peur, revenue en force, comme aux plus mauvais jours. Je me relevai et écartai les stores de la fenêtre, scrutant la cour de briques plongée dans la nuit. Au bout de quelques secondes, je me sentis mieux. Mais j’étais déçu, humilié, encore une fois, de voir à quel point le Rwanda était toujours là, à l’intérieur de moi, à fleur de peau.
Je revins à Luc. Voilà donc à quoi il passait ses soirées et ses week-ends. Chercher, découper, répertorier les plus sinistres exploits humains. Me penchant de nouveau sur les rayonnages, je choisis un dossier à part : « 1940–1944 ». Je m’attendais à un catalogue des violences nazies mais j’eus d’abord droit à des images asiatiques. La vivisection d’une femme, pratiquée par des Japonais en blouses et masques chirurgicaux. La légende indiquait : « Violée et fécondée par le chercheur de l’unité 731 nommé Koyabashi ; celui-là même qui est en train d’extirper le fœtus qu’elle porte. » Les mains gantées du chercheur, le corps sanglant, les hommes en civil, à l’arrière-plan, portant eux aussi des masques. Tout ça relevait de la terreur pure.
La chemise suivante était celle que j’attendais : le nazisme et ses abominations. Les camps. Les corps affamés, rongés, anéantis. Les cadavres poussés à la pelleteuse. Mon regard s’arrêta sur un cliché. Scène quotidienne au bloc 10 d’Auschwitz, 1943 : une exécution où les condamnés, nus, face au mur de carrelage, attendaient que l’officier leur tire une balle dans la tête — la plupart étaient des femmes et des enfants. Un détail me pétrifia : les deux nattes noires d’une petite fille, accentuées par le grain photographique, se détachant sur son dos blanc et frêle.
Je rangeai l’ensemble : j’avais ma dose. La chronologie sur les autres étagères remontait les siècles — XIX eXVIII esiècle… J’aurais pu nager dans l’épouvante jusqu’au petit matin. Des gravures, des tableaux, des écrits, toujours sur les mêmes thèmes : guerres, tortures, exécutions, assassinats… Une anthologie du mal, une taxinomie de la cruauté. Mais que signifiait ce « D », inscrit au dos de chaque dossier ?
Soudain, je compris.
« D » pour « DIABLE », ou « DÉMON ».
Je songeais au « Dancing with Mister D. » des Rolling Stones.
Les œuvres complètes du diable, ou presque…
La sonnerie de mon portable me fit sursauter.
— Foucault. Je sors d’un dîner avec Doudou.
Il était près de 23 heures. Les images atroces palpitaient sous mes paupières :
— Comment ça s’est passé ?
— Ça m’a coûté un bon gueuleton mais j’ai le tuyau. Ces derniers temps, Luc s’intéressait à une affaire en particulier.
Son élocution était pâteuse. Foucault semblait complètement cuit.
— Quelle affaire ?
— Le meurtre de Massine Larfaoui.
— Le brasseur ?
— Exactly.
Je connaissais le Kabyle du temps de la BRP. Un des plus importants fournisseurs de boissons des bars, restaurants et boîtes de Paris. Je ne savais même pas qu’il avait été tué.
— Quand a-t-il été buté ?
— Début septembre. Une balle dans la tête et deux dans le cœur, à bout portant. Du travail de pro.
— Pourquoi on n’a pas eu l’affaire ?
— Les Stups avaient déjà Larfaoui à l’œil. Le gus s’était développé dans plusieurs trafics : cannabis, coke, héroïne. Ils se sont arrangés avec le SRPJ concerné pour avoir le coup.
— Où en est l’enquête ?
— Nulle part. Pas d’indice, pas de témoin, pas de mobile. Un dossier vide. Le juge compte classer l’affaire mais Luc refusait de lâcher le morceau.
Ce crime de sang n’éloignait pas le soupçon de corruption. Au contraire. Larfaoui avait toujours entretenu des relations obscures avec les condés, monnayant pour ses clients cafetiers des facilités policières. Obtention d’une licence IV, tolérance pour un tripot, protection contre d’éventuels racketteurs… Les meilleurs gardes du corps restaient les flics eux-mêmes. Luc avait-il trouvé un os à l’interne, sous ce meurtre ? Couvrait-il au contraire quelque chose ?
— Sur Larfaoui, repris-je, t’as des détails ? Où s’est-il fait allumer ?
— Chez lui. Un pavillon à Aulnay-sous-Bois. Le 8 septembre, vers 23 heures.
— La balle, l’arme ?
— Doudou n’a rien voulu cracher. Mais ça a l’air d’une vraie exécution. Un règlement de comptes ou une vengeance. À priori, ça pourrait être n’importe quel pro. (Foucault marqua un temps.) Y compris un flic.
— C’est ce que pensait Luc ?
— Personne ne sait ce qu’il pensait.
— Doudou ne t’a pas parlé de voyages que Luc faisait ces derniers temps ?
— Non.
— Qui est le juge sur l’affaire Larfaoui ?
— Gaudier-Martigue.
Mauvaise nouvelle. Un connard étriqué, avec des idées bien peignées sur le côté. Aucune chance d’obtenir des informations par la bande. Encore moins de consulter le dossier.
— Va te coucher, conclus-je. Demain, j’aurai d’autres trucs à te demander.
Foucault éclata de rire. Vraiment bourré. Je raccrochai. Ces nouvelles n’étaient pas celles que j’attendais. Il était impossible que l’exécution d’un brasseur-dealer plonge Luc dans le désespoir.
Je retournai à mon placard. Sur l’étage inférieur, des dossiers affichaient, sous le « D » générique, des lettres minuscules, par ordre alphabétique. J’ouvris le premier rabat et compris : les tueurs en série. Ils étaient tous là, à travers les siècles, les continents. De Gilles de Rais à Ted Bundy, de Joseph Vacher à Fritz Haarmann, de Jack l’Eventreur à Jeffrey Dahmer. Je renonçai à parcourir ces documents — je connaissais la plupart de ces cas et n’avais aucune envie de me vautrer dans cette nouvelle boue. Pas plus que je ne voulais consulter la dernière rangée du bas, visiblement consacrée à la pornographie et à toutes les turpitudes que la chair peut inventer.
Je me frottai les yeux et me levai. Il était temps d’attaquer la grande armoire. J’ouvris les deux battants et découvris de nouvelles archives, toujours frappées du sigle D. Mais cette fois, changement de registre : il s’agissait d’une immense iconographie du diable, ses représentations à travers les siècles.
J’attrapai les dossiers de gauche et les ouvris sur le bureau. L’Antiquité, avec les premiers démons de l’histoire humaine, issus des traditions sumérienne et babylonienne. Je m’arrêtai sur une des principales créatures de cette mythologie : Pazuzu, d’origine assyrienne, Seigneur des Fièvres et des Fléaux.
Du temps de la fac, j’avais suivi une UV de démonologie. Je connaissais ce monstre, avec ses quatre ailes, sa tête de chauve-souris et sa queue de scorpion. Il personnifiait les mauvais vents, ceux qui charrient les maladies, les infirmités. J’observai son mufle retroussé, ses dents chaotiques. À lui seul, il avait inspiré des siècles de tradition diabolique. Et quand un film majeur se tournait sur le diable, comme L’Exorciste de William Friedkin, c’était encore Pazuzu, ange noir des quatre vents, qu’on déterrait des sables d’Irak.
Je continuai de feuilleter : Seth, le démon égyptien ; Pan, dieu grec du désir sexuel, avec sa face de bouc et son corps poilu ; Lotan, « Celui qui se tord », qui inspirerait plus tard le Léviathan…
Les autres fichiers. L’art paléochrétien où le Mal, conformément à la Genèse, a la forme d’un serpent. Puis le Moyen Âge, l’âge d’or de Satan. Parfois, c’était un monstre tricéphale dévorant les damnés à l’heure du Jugement dernier ; d’autres fois, un ange noir aux ailes brisées ; d’autres fois encore, des gargouilles, sculptures et bas-reliefs dressant des trognes abjectes, des museaux rognés, des dents acérées…
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