Je sors major de ma promotion. J’ai 31 ans. Grâce à cette première place, je peux choisir en priorité mon affectation parmi les postes vacants. Quelques jours plus tard, le directeur de l’école me convoque.
— Vous avez demandé la Brigade de Répression du Proxénétisme ?
— Et alors ?
— Vous n’êtes pas intéressé par un Office central ? Le ministère de l’Intérieur ?
— Quel est le problème ?
— On m’a dit… Vous êtes catholique, non ?
— Je ne vois pas le rapport.
— Vous risquez de voir de drôles de trucs à la BRP et…
L’homme hésite puis se fend d’un sourire paternaliste :
— La BRP, j’y ai passé dix années de ma vie. C’est un univers très particulier. Je ne suis pas sûr que les dépravés qu’on y croise aient besoin d’un flic de votre valeur.
Je lui rends son sourire, inclinant mon mètre quatre-vingt-dix :
— Vous n’avez pas compris. C’est moi qui ai besoin d’eux.
Septembre 1998.
Je plonge dans les arcanes du vice. En quelques mois, j’enrichis mon vocabulaire. Coprophilie : déviation sexuelle consistant à se nourrir d’excréments. Ondinisme : pratique où le plaisir est obtenu par la vue ou le contact de l’urine. Zoophilie : je mets la main sur un stock de cassettes qui se passent de commentaires. Nécrophilie : j’organise un flag mémorable, en pleine nuit, au cimetière du Montparnasse.
Mes dons pour le camouflage se confirment. Je m’infiltre partout, copinant avec les macs, les putes, découvrant avec le sourire les perversions les plus tordues. Boîtes échangistes, clubs sadomaso, soirées spéciales… Je surprends, j’observe, j’arrête. Sans dégoût ni état d’âme. Je suis de toutes les permanences. La nuit, pour être sur le coup. Le jour, pour recueillir les témoignages des plaignants, apporter compassion aux prostituées, aux familles des victimes.
Souvent, j’enchaîne vingt-quatre heures de service d’affilée. Je conserve des vêtements de rechange dans mon bureau. Parmi mes collègues, je passe pour un drogué du boulot, un « accro », un arriviste. À ce rythme, je passerai rapidement capitaine, tout le monde le sait. Mais personne ne comprend ma vraie motivation. Ce premier cap du sexe n’est qu’une étape. Le premier cercle de l’enfer. Je veux approfondir le mal, sous toutes ses facettes, pour mieux le combattre.
D’ailleurs, comme toujours, on se trompe sur mon état d’esprit. Je suis heureux. J’observe une règle dans la règle. Sous ma peau de flic, ma vie s’articule autour des trois vœux monastiques : obéissance, pauvreté, chasteté. Auxquelles j’en ai ajouté un autre : solitude. Je porte cette discipline comme une cotte de mailles.
Chaque jour, je prie à Notre-Dame. Chaque jour, je remercie Dieu pour les résultats que j’arrache. Et le pardon qu’il m’accorde, j’en suis sûr, pour les méthodes que j’utilise. Violence. Menaces. Mensonges. Je Le remercie aussi pour l’aide que j’offre aux victimes — et le pardon aux coupables.
Ma maladie n’a pas disparu. Même en plein Paris, sur le boulevard de Strasbourg ou place Pigalle, je sursaute encore au bruit brouillé de ma radio, ou au raclement d’un cageot en fer sur un trottoir. Mais j’ai trouvé une solution d’apaisement. Je noie la violence du passé dans la violence du présent.
Septembre 1999.
Une année de boue, une année d’expériences déviantes. Le gros du boulot, ce ne sont pas les pervers, ce sont les proxos, les réseaux. Des journées de planque, de filatures, sur la trace de mafieux slaves, de voyous maghrébins, de producteurs véreux mais aussi de notables, d’hommes politiques tordus. Des nuits à visionner des cassettes, à voyager sur des sites internet, partagé entre le dégoût et l’érection.
Je dois aussi fermer les yeux sur les coulisses de la boîte : les collègues qui se font sucer par les travelos, les stagiaires qui braquent les VHS pour leur usage personnel. Le sexe est partout, des deux côtés du miroir.
Un océan noir dans lequel je suis en apnée.
Au fil des mois, j’observe un changement. Ma personnalité suscite moins de méfiance. Les juges, qui ne voyaient en moi qu’un ambitieux, me signent les perquises que je leur demande. Mes collègues commencent à me parler, prenant même goût à mon sens de l’écoute. Leurs confidences deviennent des confessions, et je mesure à quel point la lutte contre le mal nous contamine, nous oblige chaque jour à franchir la ligne. De plus en plus, je mérite mon surnom : l’Aumônier.
Je pense à Luc. Où est-il aujourd’hui ? SRPJ ? Brigade ? Office central ? Depuis le Rwanda, j’ai perdu tout contact avec lui. J’espère le rencontrer, au hasard d’une enquête, d’un couloir. Une intonation de voix dans un bureau, une silhouette au fond d’un tribunal, et je crois le retrouver. Je me précipite — c’est la déception.
Pourtant, je ne veux pas le contacter. Je fais confiance à notre chemin — nous marchons sur la même route. Nous finirons par nous revoir.
Une autre figure du passé me sort de temps à autre de la fange quotidienne. Ma mère. Avec l’âge, et la disparition de son mari, elle s’est rapprochée de moi. Dans les limites du raisonnable : un déjeuner par semaine, dans un salon de thé rive gauche.
— Et ton boulot, ça va ? demande-t-elle en titillant son cheese-cake.
Je songe au pervers que j’ai serré la veille, accusé de viol sur un adolescent, un malade qui trempe son pain dans les pissotières de la gare de l’Est. Ou au pyromane retrouvé mort d’une hémorragie interne, le matin même, après s’être fait sodomiser par son doberman. Je bois mon thé, un doigt en l’air, répondant laconiquement :
— Ça va.
Puis je l’interroge sur les nouveaux aménagements de sa maison de campagne, à Rambouillet, et tout rentre dans l’ordre. L’enfer roule ainsi, à petit feu. Jusqu’au mois de décembre 2000. Jusqu’à l’affaire des Lilas.
Parfois, un fiasco vaut mieux qu’une victoire. Un loupé est plus bénéfique, plus riche d’enseignements qu’un triomphe. Ainsi, lorsque j’auditionne Brigitte Oppitz, épouse Coralin, en vue de mon premier vrai « flag », je ne me doute pas que, quelques heures après, je ne découvrirai qu’un charnier. Pas plus que je ne devine que cette opération manquée m’apportera, outre des regrets éternels, ma promotion à la Crime.
12 décembre 2000 .
Notre brigade est saisie à la suite d’une plainte déposée par l’épouse du dénommé Jean-Pierre Coralin. La femme accuse son mari de l’avoir prostituée au domicile conjugal, où elle devait subir des pratiques sadiques. Le rapport du médecin confirme : vagin tailladé, brûlures de cigarettes, marques de flagellation, infection de l’anus.
D’après elle, ces maltraitances ne constituent qu’une « poire pour la soif ». En réalité, son époux fournit une clientèle différente, seulement attirée par les enfants. En quatre années, il a enlevé six petites filles, frappant les communautés nomades du 93, qu’il laisse, après usage, mourir de faim. À l’heure actuelle, deux fillettes sont encore vivantes dans leur pavillon des Lilas où elles subissent, chaque nuit, les assauts des pédophiles.
J’enregistre la plainte et me décide pour une opération solo, avec mon équipe. À 33 ans, je tiens mon premier « saute-dessus ». Je dresse mon plan d’attaque et organise l’opération.
À 2 heures du matin, nous cernons le pavillon rue du Tapis-Vert, aux Lilas. Mais je n’y découvre personne, à l’exception de la fille des Coralin, Ingrid, dix ans, endormie dans le salon. Les parents sont à la cave. Ils se sont fait sauter la cervelle avec un canon scié après avoir abattu leurs deux prisonnières. En quelques heures, la femme a changé d’avis et a prévenu son mari.
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