Laure Soubeyras s’effaça pour me laisser entrer. Machinalement, je regardai ma montre : 20 h 30. Elle ajouta, en refermant la porte :
— Elles sont crevées. Et il y a l’école demain.
J’acquiesçai, n’ayant aucune idée de l’heure à laquelle des enfants doivent se coucher. Laure prit mon manteau puis me fit pénétrer dans le salon :
— Tu veux un thé ? Un café ? Un alcool ?
— Un café, merci.
Elle disparut. Je m’assis sur le canapé et observai le décor. Les Soubeyras habitaient un modeste quatre-pièces porte de Vincennes, dans un de ces immeubles de briques construits par la Régie immobilière de Paris. Le couple l’avait acheté juste après son mariage, étrennant une longue série de crédits. Tout ici était en toc : parquet flottant, mobilier en contreplaqué, bibelots bon marché… La télévision marchait en sourdine.
Sur cet appartement, Luc aurait pu dire comme à propos des femmes : « Régler le problème au plus vite, pour mieux l’oublier. » En réalité, il se moquait de l’endroit où il vivait. S’il avait été seul, son antre aurait ressemblé au mien : pas de meubles, aucune touche personnelle. On partageait la même indifférence à l’égard du monde matériel, et surtout du confort bourgeois. Mais Luc avait choisi de jouer le jeu, en apparence. Le cocon parisien, la maison de campagne…
Laure réapparut avec un plateau chargé d’une cafetière en verre, de deux tasses de porcelaine, d’un sucrier et d’une coupelle de biscuits. Elle paraissait à bout de forces. Son long visage, étréci encore par ses boucles grises, était tendu et fatigué.
Pour la millième fois, je ressassais cette énigme : pourquoi Luc avait-il épousé cette femme terne, sans intelligence, amie d’enfance de son village natal ? Elle était secrétaire médicale et sa conversation ressemblait à un jeu de Scrabble en mal de lettres. Je me souvenais d’une vanne salace que Luc faisait à son propos : la « position du missionnaire et rien d’autre ». Haut-le-cœur.
Elle s’assit en face de moi, sur un tabouret. La table basse nous séparait. Je me demandai ce qu’allaient être les revenus de Laure et des petites. Je devais me renseigner : quelle pension de reversion touchait la femme d’un flic qui s’était suicidé ? Ce n’était pas le moment d’évoquer ces problèmes matériels. Après quelques banalités sur l’état stationnaire de Luc, Laure annonça :
— J’organise une messe pour Luc.
— Quoi ? Mais Luc n’est pas…
— Ce n’est pas ça. J’ai pensé…
Elle hésita. Elle se frottait lentement les mains, paume contre paume.
— Je voudrais réunir ses amis. Qu’on se recueille ensemble. Qu’il y ait un appel…
— Tu veux dire : un appel vers Dieu ?
Laure n’était pas croyante — une autre différence avec Luc. Et je n’aimais pas cette idée d’un recours, d’un ultime SOS lancé au Ciel. Aujourd’hui, on ne se souvenait de Dieu qu’aux grandes occasions : baptêmes, mariages, décès… Un bureau des dates en blanc et noir.
— Il n’y a pas que le côté religieux, continua-t-elle. J’ai lu des choses sur le coma. On dit que l’entourage peut jouer un rôle. Des personnes se sont réveillées seulement parce qu’on leur avait parlé ou parce qu’elles étaient entourées d’amour.
— Et alors ?
— Je voudrais réunir ses amis. Pour créer une sorte de concentré d’énergie, tu vois ? Une force que Luc pourrait sentir.
On basculait dans le projet New Age. Je demandai d’un ton sec :
— Quelle église ?
— Sainte-Bernadette. C’est à deux pas. Luc avait l’habitude d’y aller.
Je connaissais la chapelle, située le long de l’avenue de la Porte-de-Vincennes. Une espèce de bunker construit en sous-sol, géré aujourd’hui par une communauté tamoule. Quelques années auparavant, je venais m’y réfugier à l’aube, lorsque j’appartenais encore à la BRP, l’ancienne « Brigade des Mœurs », après avoir écumé les boulevards extérieurs et leur armée de putes. Je dis :
— Le responsable de la paroisse n’acceptera jamais.
— Pourquoi ?
— L’acte de Luc le condamne.
Elle eut un sourire aigre :
— Toujours vos principes à la con. Mais c’est toi qui l’as dit : Luc n’est pas encore mort.
— Ça n’enlève rien à son acte.
— Tu veux dire qu’il est damné ?
— Arrête. L’Église suit certaines règles et…
— Je viens de parler au prêtre, coupa-t-elle. Un Indien. La cérémonie aura lieu après-demain matin.
Je cherchai en moi quelques motifs de me réjouir de la nouvelle. Mais rien à faire. Je me faisais penser à un chrétien intégriste, fermé et rétrograde. Je me souvins de la médaille de Luc, le protégeant contre le diable. Laure avait raison : nous vivions lui et moi au Moyen Âge.
— Et toi, demanda-t-elle, pourquoi tu es là ce soir ?
Son ton trahissait la méfiance. Elle m’avait toujours considéré comme un ennemi, ou du moins un adversaire. Je représentais la part opaque de Luc, sa part mystique, cette profondeur qui lui échappait… Et aussi, bien sûr, son métier de flic. Tout ce qui, selon elle, expliquait aujourd’hui son geste.
— Je voulais te poser quelques questions.
— Évidemment. C’est ton job.
Je me penchai vers elle et réchauffai ma voix :
— Je dois comprendre ce qu’il avait en tête.
Elle acquiesça, saisit un Kleenex roulé dans sa manche et se moucha.
— Il n’a rien laissé ? Un mot ? Un message ?
— Je t’en aurais parlé.
— Tu as vérifié à Vernay ?
— J’y suis allée cet après-midi. Il n’y a rien. (Après un silence, elle ajouta :) Toujours ses mystères. Il ne voulait pas qu’on comprenne.
— Il n’était pas malade ?
— Comment ça ?
— Je ne sais pas. Il n’a pas fait d’analyses, vu un médecin ?
— Non. Pas du tout.
— Comment était-il ces derniers temps ?
— Gai, joyeux.
— Joyeux ?
Elle me lança un regard par en dessous :
— Il parlait fort, s’agitait tout le temps. Quelque chose avait changé dans sa vie.
— Quoi ?
Après un bref silence, elle assena :
— Je pense qu’il avait une maîtresse.
Je faillis tomber du canapé. Luc était un janséniste. Il se situait non pas au-dessus, mais en dehors des plaisirs de l’existence. Cela revenait à soupçonner le pape de piquer les reliques du Vatican pour les revendre.
— Tu as des preuves ?
— Des présomptions. Un faisceau de présomptions. (Son regard se glaça.) C’est bien comme ça que vous dites, non ?
— Lesquelles ?
Elle ne répondit pas. Les yeux baissés, elle déchirait son Kleenex à petits gestes saccadés. Ce n’était plus du chagrin, mais de la rage.
— Son humeur n’était plus la même, reprit-elle enfin. Il était excité. Les femmes sentent ce genre de choses. Et puis, il disparaissait…
— Où ?
— Aucune idée. Depuis juillet dernier. D’abord le week-end. Le boulot, soi-disant. Et puis en août, il m’a dit qu’il allait à Vernay. Deux semaines. Ensuite, il est parti en Europe. Une semaine à chaque fois. Il prétendait que c’était pour une enquête. Mais je n’étais pas dupe.
— Ces voyages se sont arrêtés quand ?
— Ils continuaient encore au début du mois d’octobre.
Les soupçons de Laure étaient grotesques. Luc lui avait simplement dit la vérité : une enquête personnelle. Un truc sur lequel il devait travailler en douce. Peut-être l’affaire que je cherchais…
— Tu n’as vraiment aucune idée de l’endroit où il allait ?
Elle eut un nouveau sourire, où pointait de la férocité :
— Pas exactement. Mais j’ai mené ma petite enquête. J’ai fouillé ses poches, étudié son agenda.
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