Je hurlai, à travers mes larmes :
— Mais aujourd’hui, qui est Sénicier ? Qui est-il, nom de Dieu ! Parle, Nelly. Je t’en supplie : sous quel nom se cache-t-il ?
Nelly vida son verre d’un trait.
— C’est Pierre Doisneau, le fondateur de Monde Unique.
VI
Calcutta, suite et fin
4 octobre 1991, 22 h 10, heure locale.
Que mon destin se scelle à Calcutta était logique, parfait, irréversible. Seul l’enfer croupissant de la ville indienne offrait un contexte assez noir pour accueillir les ultimes violences de mon aventure.
En sortant de l’avion d’Air India, des parfums humides et écœurants jaillirent, tels les derniers râles de la mousson. Une nouvelle fois, les tropiques m’ouvraient leurs portes ardentes.
Je suivis le cortège des autres voyageurs, grosses dames en sari éclatant, petits hommes secs en costume sombre. À Dacca, dernière escale, j’avais définitivement quitté le monde des touristes qui s’embarquaient pour Katmandou et rejoint les voyageurs bengalis. J’étais de nouveau seul, seul parmi les Indiens qui rentraient au pays, les missionnaires et les infirmières dévoués aux causes perdues — ma faune familière.
Nous pénétrâmes dans les bâtiments de l’aéroport au plafond constellé de ventilateurs qui tournaient avec lenteur. Tout était gris. Tout était tiède. Dans un recoin de la salle, un ouvrier malingre creusait à coups de pioche les couches profondes du sol. À ses côtés, des enfants se cachaient le visage et exhibaient une poitrine grêlée. Calcutta, la ville-mouroir, m’accueillait sans fioriture.
Trois jours auparavant, en sortant de la demeure des Braesler, larmes et terreurs effacées, j’avais repris ma voiture, traversé la campagne et regagné la capitale. Le jour même, je m’étais rendu au consulat indien, afin d’effectuer une demande de visa pour le Bengale, à l’est de l’Inde. « Touriste ? » m’avait interrogé une petite femme, d’un air soupçonneux. J’avais dit oui, en hochant la tête. « Et vous partez à Calcutta ? » J’avais acquiescé de nouveau, sans un mot. La femme avait pris mon passeport et déclaré : « Revenez demain, à la même heure. »
Dans mon bureau, durant cette journée, pas une pensée, pas une réflexion n’était venue fissurer ma conscience. J’avais attendu simplement que les heures passent, assis sur le parquet, scrutant mon maigre sac de voyage et mon arme chargée à bloc. Le lendemain matin, à huit heures trente, j’avais récupéré mon passeport, frappé du visa indien, puis filé directement à Roissy. J’étais inscrit sur toutes les listes d’attente des vols qui pouvaient me rapprocher, d’une quelconque façon, de ma destination. À quinze heures, j’avais embarqué pour Istanbul, puis pour l’île de Bahreïn, dans le golfe Persique. J’avais ensuite gagné Dacca, au Bangladesh, ma dernière escale. En trente-quatre heures de vols et d’attentes interminables, j’avais atteint finalement Calcutta, capitale communiste du Bengale.
Je pris un taxi, une Ambassador, voiture standard au Bengale, surgie des années cinquante. Je donnai l’adresse d’un hôtel qu’on m’avait conseillé à l’aéroport le Park Hotel, Sudder Street, situé dans le quartier européen. Après dix minutes de route de campagne herbue, la sourde chaleur s’ouvrit brutalement sur la cité bengali.
Même à cette heure tardive, Calcutta pullulait. Dans la poussière nocturne, des milliers de silhouettes se découpaient : des hommes en chemisette, au visage noyé d’ombre, des femmes en sari multicolore, dont le ventre nu se perdait dans l’obscurité. Je ne repérais aucun visage, seulement les taches de couleur au front des filles ou le regard blanc et noir de quelques passants. Je ne distinguais pas non plus les devantures ou l’architecture des maisons, j’avançais dans un boyau d’ombre dont les parois semblaient uniquement constituées de têtes brunes, de bras et de jambes faméliques.
Partout la foule grouillait. Les voitures s’entrechoquaient, les klaxons résonnaient, les tramways grillagés se frayaient un passage parmi la foule. De temps à autre, un cortège bruyant surgissait. Des êtres hagards, drapés de rouge, de jaune, de bleu, frappaient sur des percussions et jouaient des mélopées entêtantes, dans des fumées âcres d’encens. Un mort. Une fête. Puis de nouveau la tourbe se refermait. Des lépreux s’agglutinaient, frôlant la voiture, cognant la vitre. On découvrait aussi, dans le chaos de la nuit, résonnante de clochettes, la curiosité majeure de Calcutta : les rickshawallas, ces hommes-bêtes qui tirent des pousse-pousse à travers la ville galopant sur leurs jambes frêles, marchant sur l’asphalte éventré et respirant les gaz à pleine gorge.
Mais les hommes n’étaient rien, comparés aux odeurs : des relents insupportables, qui vagabondaient dans l’air comme des créatures violentes, enragées, cruelles. Vomi, moisi, encens, épices… La nuit ressemblait à un monstrueux fruit pourri.
Le taxi pénétra dans Sudder Street.
Au Park Hotel, je donnai un faux nom et changeai deux cents dollars en roupies. Ma chambre était située au premier étage, à l’extrémité d’un escalier à ciel ouvert. Elle était petite, sale et puante. J’ouvris la fenêtre, qui donnait sur les cuisines. Insoutenable. Je la refermai aussitôt et verrouillai la porte. Depuis un moment, je ne cessais de renifler et de cracher. Ma gorge et mes parois nasales étaient emplies d’une substance noirâtre, les plis de ma chemise creusés par cette même pourriture dégueulasse, la pollution. Une demi-heure de Calcutta et j’étais déjà empoisonné de l’intérieur.
Je pris une douche, dont l’eau me sembla aussi sale que le reste, et me changeai. Ensuite je réunis les différentes pièces du Glock. Lentement, en quelques gestes sûrs, je recomposai l’arme. Je plaçai seize balles dans le chargeur puis le calai au creux de la crosse. Je fixai à ma ceinture mon holster et replaçai dessus ma veste de toile. Je me regardai dans la glace. Un parfait secrétaire d’ambassade ou chargé de mission de la Banque mondiale. Je déverrouillai ma porte et sortis.
J’empruntai la première ruelle qui s’offrit à moi, un boyau surpeuplé sans chaussée ni trottoir, juste de l’asphalte ravagé sur les bords duquel des mendiants accroupis me lançaient des regards suppliants. Des Indiens, des Népalais, des Chinois m’accostaient pour me proposer de changer mes dollars. De maigres boutiques, dont les devantures n’étaient que des trous dans des gravats, s’ouvraient sur des profondeurs nauséabondes. Thé, galettes, currys… Des flots de fumée obstruaient les ténèbres. Enfin je découvris une large place, sur laquelle se dressait l’édifice d’un marché couvert.
De nombreux braseros scintillaient. Des visages flottaient autour, creusés de reflets dorés. Tout au long de la place, des centaines d’hommes dormaient. Des corps agglutinés sous des couvertures, prostrés dans un sommeil de poix. L’asphalte était humide et luisait, çà et là, comme une moire de fièvre. Malgré l’horreur de cette misère, malgré la puanteur innommable, cette vision était flamboyante. J’y surprenais la texture particulière de la nuit tropicale. Ce noir, ce bleu, ce gris, percés d’or et de feu, embués par les fumées et les parfums, et qui révèlent comme le grain secret de la réalité.
Je m’enfonçai encore dans la nuit.
Je tournai, obliquai, sans me soucier de mon orientation. J’arpentais maintenant le marché couvert, où s’ouvraient d’étroites ruelles, mal pavées, couvertes de pourriture et de substances avariées. De temps à autre, des portes s’entrebâillaient sur des salles immenses, où des hommes-fourmis portaient et tiraient des cageots démesurés, sous l’éclairage blafard des ampoules électriques. Pourtant, ici, l’agitation faiblissait. Des Bengalis écoutaient la radio, accroupis devant leur échoppe éteinte. Des coiffeurs rasaient quelques têtes, d’une main lasse. Des hommes jouaient à un jeu étrange, une sorte de ping-pong, debout dans ce qui devait être, le jour, un abattoir — les murs arboraient de longues traînées de sang. Et partout, les rats. Des rats énormes, puissants, qui allaient et venaient comme des chiens, en toute liberté. Parfois un Indien en surprenait un à ses pieds, grignotant une salade flétrie. Il le poussait alors d’un coup de pied, comme s’il s’était agi d’un simple animal domestique.
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