Les hommes me lancèrent un regard morne. L’un d’eux passa derrière un bureau et posa les questions usuelles : nom, prénom, date de naissance, situation familiale… Il voulut ensuite prendre mes empreintes digitales. Par pure provocation, je dressai devant lui mes paumes rosâtres, lisses et anonymes. Cette vision lui causa un choc. Il bougonna quelques excuses puis s’éclipsa dans un autre bureau. Entre-temps, Itzhak Delter avait lui aussi disparu.
Je patientai un long moment. Personne ne daignait m’expliquer ce que j’attendais exactement. Je restai assis, à ruminer mes remords. L’entrevue avec Sarah m’avait bouleversé. Mes erreurs — et leurs conséquences — tournaient dans mon esprit, sans que je puisse arguer quoi que ce soit pour ma défense. Le crime, qu’on le pratique ou qu’on l’affronte, est un métier, qui exige intuition et expérience. Il ne suffisait pas d’être suicidaire pour être efficace.
Delter réapparut. Il était accompagné par un curieux personnage, un petit homme à la mine chiffonnée, dont la moitié supérieure du visage était glacée par d’épaisses lunettes en culs de bouteille. Cette frêle silhouette était engloutie dans un pull de camionneur à fermeture à glissière et un lourd pantalon de velours côtelé. Le bouquet était ses chaussures : l’homme portait d’énormes chaussures de sport, aux semelles épaisses et aux hautes languettes. De véritables pompes de rappeur. Enfin, à la ceinture, enfoui dans les replis du pull, on discernait un pistolet automatique : un Glock 17, modèle 9 millimètres parabellum — la copie conforme de celui de Sarah.
Delter s’inclina et fit les présentations :
— Voici Simon Rickiel, Louis. Officier d’Interpol. Dans l’affaire qui nous concerne, il est notre interlocuteur privilégié. (Il se tourna vers le petit homme.) Simon, je vous présente Louis Antioche, le témoin dont je vous ai parlé.
L’utilisation de mon prénom démontrait que l’avocat était décidé à jouer le jeu. Je me levai et m’inclinai à mon tour, gardant mes mains dans le dos. Rickiel me gratifia d’un bref sourire. Son visage était coupé en deux : ses lèvres s’arquaient alors que toute la partie supérieure était immobile, comme emprisonnée dans un bocal. J’imaginais d’une autre façon les officiers de la police internationale.
— Suivez-moi, dit l’Autrichien.
Son bureau ne ressemblait pas aux autres pièces. Les murs étaient immaculés, le parquet sombre et étincelant. Un large meuble de bois se dressait au milieu, supportant un matériel informatique dernier cri. Je repérai un terminal de l’agence Reuter — qui diffusait, en temps réel, toute l’actualité mondiale — et un second terminal qui affichait d’autres informations, sans doute spécifiques à Interpol.
— Asseyez-vous, ordonna Rickiel en se glissant derrière son bureau.
Je pris un siège. Deller s’assit en retrait. De but en blanc, l’Autrichien résuma :
— Bien. Maître Delter m’a expliqué que vous souhaitiez témoigner, de votre propre gré. Il semble que vous déteniez des éléments qui pourraient nous éclairer sur cette affaire et peut-être alléger les charges qui pèsent sur Sarah Gabbor. C’est bien cela ?
Rickiel s’exprimait en français, sans l’ombre d’un accent.
— Absolument, répondis-je.
Le flic marqua un temps. Il se tenait la tête dans les épaules, les bras croisés sur son bureau. Les écrans des ordinateurs se reflétaient dans ses lunettes, comme autant de petites lucarnes laiteuses. Il reprit :
— J’ai parcouru votre dossier, monsieur Antioche. Votre « profil » est pour le moins atypique. Vous déclarez être orphelin. Vous n’êtes pas marié et vous vivez en solitaire. Vous avez trente-deux ans mais vous n’avez jamais exercé d’activité professionnelle. En dépit de cela, vous vivez dans l’opulence et habitez un appartement boulevard Raspail, à Paris. Vous expliquez ce confort par l’attention particulière que vous portent vos parents adoptifs, Nelly et Georges Braesler, riches propriétaires dans la région du Puy-de-Dôme. Vous déclarez également mener une existence retirée et sédentaire. Pourtant, vous revenez d’un voyage à travers le monde, qui semble avoir été plutôt mouvementé. J’ai vérifié certains éléments. On retrouve votre trace notamment en Israël et en Centrafrique, dans des conditions très particulières. Dernier paradoxe : vous arborez des allures de dandy délicat, mais vous avez le visage traversé par une cicatrice toute fraîche — et je ne parle pas de vos mains. Qui êtes-vous donc, monsieur Antioche ?
— Un voyageur égaré dans un cauchemar.
— Que savez-vous sur cette affaire ?
— Tout. Ou presque.
Rickiel émit un petit rire dans ses épaules.
— Cela promet. Pouvez-vous nous expliquer par exemple l’origine des diamants qui étaient en possession de M lleSarah Gabbor ? Ou pourquoi Hervé Dumaz a fait mine d’arrêter la jeune femme sans prévenir les services de sécurité de la Beurs von Diamanthandel ?
— Absolument.
— Très bien. Nous vous écoutons et…
— Attendez, l’interrompis-je. Je vais m’exprimer ici sans avocat ni protection, et de surcroît dans un pays étranger. Quelles garanties pouvez-vous m’offrir ?
Rickiel rit de nouveau. Ses yeux étaient froids et immobiles, parmi les lueurs informatiques.
— Vous parlez comme un coupable, monsieur Antioche. Tout dépend de votre degré d’implication dans cette affaire. Mais je peux vous assurer qu’en qualité de témoin vous ne serez ni inquiété ni tourmenté par des tracasseries administratives. Interpol a l’habitude de travailler sur des affaires qui mêlent les cultures et les frontières. C’est seulement ensuite, selon les pays impliqués, que les choses se compliquent. Parlez, Antioche, nous ferons le tri. Nous allons pour l’heure vous écouter d’une manière informelle. Personne ne notera ou n’enregistrera vos propos. Personne ne consignera votre nom, à quelque titre que ce soit, dans le dossier. Ensuite, selon l’intérêt de vos informations, je vous demanderai de répéter votre témoignage à d’autres personnes de notre service. Vous deviendrez alors « témoin officiel ». Dans tous les cas, je vous garantis que, si vous n’avez ni tué ni volé personne, vous repartirez de Belgique en toute liberté. Cela vous convient-il ?
Je déglutis et tirai rapidement un trait mental sur mes crimes personnels. Je résumai les principaux événements des deux derniers mois. Je racontai tout, sortant de mon sac, au fil du récit, les objets qui donnaient corps à mes paroles : les fiches de Max Bôhm, le petit cahier de Rajko, le rapport d’autopsie de Djuric, le diamant donné par Wilm, à Ben-Gourion, le certificat de décès de Philippe Bôhm, le constat signé par sœur Pascale, la « cassette-confession » d’Otto Kiefer… En guise d’épilogue, je posai sur le bureau les tout premiers éléments découverts en Suisse : les photographies de Max Bôhm et la radiographie de son cœur, doté d’une capsule de titane.
Mon récit dura plus d’une heure. Je m’efforçai d’expliquer la double intrigue — celle des « voleurs de diamants » et celle du « voleur de cœurs » — et comment ces deux réseaux étaient liés entre eux. Je pris soin également de replacer le rôle de chacun, notamment celui de Sarah, impliquée malgré elle dans cette aventure, et celui d’Hervé Dumaz, flic crapuleux qui s’était servi de moi et aurait abattu Sarah sans aucun doute, après avoir récupéré les pierres précieuses.
Je m’arrêtai, observant les réactions de mes deux interlocuteurs. Le regard de verre de Rickiel scrutait mes pièces à conviction, sur le bureau. Un sourire s’était figé sur ses lèvres. Quant à Delter, ses mâchoires menaçaient de se décrocher tout à fait. Le silence se referma sur mes paroles. Rickiel dit enfin :
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