Je répétai :
— Je ne connais pas ces hommes.
Rickiel reprit son petit manège avec les olives. Des hommes d’affaires allemands venaient de pénétrer dans le bar. Bourrades et éclats de rire. Le flic, les lèvres luisantes, poursuivit :
— J’ai d’autres noms, Antioche. Que savez-vous de Marcel Minaôs, Yeta Iakovic, Ivan Tornoï ?
Les victimes du massacre de la gare de Sofia. Je déclarai, plus distinctement :
— Vraiment, ces noms ne m’évoquent rien.
— Bizarre, dit l’Autrichien, puis il but une gorgée d’alcool avant de reprendre : Savez-vous ce qui m’a poussé à travailler pour Interpol, Antioche ? Ce n’est pas le goût du risque. Encore moins celui de la justice.
Simplement la passion des langues. Depuis mon plus jeune âge, je m’intéresse à ce domaine. Vous ne soupçonnez pas l’importance des langues dans le monde criminel. Actuellement, les agents du FBI, aux Etats-Unis, travaillent d’attache pied à maîtriser les dialectes chinois. C’est le seul moyen pour eux de coincer les gangs des triades. Bref, il se trouve que je parle couramment le bulgare. (Nouveau sourire.) J’ai donc lu avec grande attention le certificat signé par le Dr Milan Djuric. Plutôt édifiant, terrifiant, même. J’ai également étudié un rapport de la police bulgare concernant un véritable massacre survenu dans la gare de Sofia, le 30 août au soir. Du travail de professionnel. Lors de cette tuerie, trois innocents ont péri — ceux que je viens de citer — Marcel Minaôs, Yeta Iakovic et un enfant, Ivan Tornoï. La mère de ce dernier a témoigné, Antioche. Elle est formelle : les tueurs visaient un quatrième homme, un Blanc, qui correspond à votre signalement. Quelques heures plus tard, Milan Kalev mourait dans un entrepôt, égorgé comme un animal.
Je renonçai à boire le Lapsang.
— Je ne comprends toujours pas, balbutiai-je.
Rickiel lâcha à son tour ses olives et me fixa dans les yeux. Ses verres reflétaient son verre d’alcool, comme de rousses étincelles de feu.
— Nos services connaissaient Kalev et Sikkov. Kalev était un mercenaire bulgare — plus ou moins médecin — qui avait l’habitude de torturer ses victimes avec un bistouri à haute fréquence. Pas de sang, peu de traces, mais des souffrances extrêmes, ciselées en finesse. Sikkov était instructeur militaire. Dans les années soixante-dix, il formait les troupes d’Amin Dada en Ouganda. C’était un spécialiste de l’armement automatique. Ces deux oiseaux étaient particulièrement dangereux.
Rickiel maintint un court silence puis lâcha sa bombe :
— Ils travaillaient pour Monde Unique.
Je feignis l’étonnement :
— Des mercenaires dans une organisation humanitaire ?
— Ils peuvent être parfois utiles, pour protéger les stocks ou assurer la sécurité du personnel.
— Où voulez-vous en venir, Rickiel ?
— À Monde Unique. Et à votre vaste hypothèse.
— Eh bien ?
— Vous estimez que Max Bôhm vivait, survivait, devrais-je dire, sous l’emprise d’un seul homme : le chirurgien virtuose qui l’avait sauvé d’une mort certaine, en août 1977 ?
— Absolument.
— Selon vous, ce docteur exerçait son influence sur Bôhm à travers Monde Unique. C’est pourquoi le vieux Suisse a légué toute sa fortune à l’organisation, c’est bien cela ?
— Oui.
Rickiel plongea la main sous son vaste pull et en sortit un mince dossier d’où il extirpa une feuille dactylographiée.
— Alors je voudrais vous signaler certains faits qui, je crois, corroborent vos suppositions.
L’étonnement me coupait le souffle.
— J’ai mené moi aussi une investigation sur l’association. Monde Unique garde bien ses secrets. Il est difficile de connaître avec précision l’étendue de ses activités, le nombre de ses docteurs, de ses donateurs. Mais j’ai découvert, du côté de Bôhm, plusieurs faits troublants. Max Bôhm versait la majeure partie de ses gains crapuleux à MU. Chaque année, il « donnait » à l’association plusieurs centaines de milliers de francs suisses. Ces informations sont, à mon avis, incomplètes. Bôhm utilisait plusieurs banques et, bien sûr, des comptes numérotés. Il est donc difficile d’avoir une idée exacte de ses véritables transferts de fonds. Mais une chose est certaine : il appartenait au Club des 1001. Vous connaissez le système, sans doute. Ce que vous ignorez, en revanche, c’est que Bôhm avait versé à l’époque de la création du club un million de francs suisses — pratiquement un million de dollars. Nous étions en 1980 — deux années après le début du trafic de diamants.
Stupeur. Lumière. Déclics. Le vieux Max reversait ses gains à Monde Unique, et non directement au « toubib ». Soit l’organisation se chargeait de rétribuer le Monstre, soit, plus simplement, elle finançait en son nom propre les « expériences » du chirurgien. Rickiel continuait :
— Vous m’avez dit que Dumaz n’avait jamais trouvé le lieu où Bôhm se faisait soigner. Aucune trace de l’ornithologue dans les cliniques suisses, françaises ou allemandes. Je pense savoir où ce transplanté réalisait ses analyses, en toute discrétion. Au centre Monde Unique de Genève, qui dispose d’un matériel médical performant. Encore une fois, Bôhm payait cette prestation au prix fort, et l’organisation ne pouvait lui refuser ce petit « service ».
Je tentai de boire une gorgée de thé. Mes doigts tremblaient. Sans nul doute, Rickiel voyait juste.
— Qu’est-ce que cela prouve, à votre avis ?
— Que Monde Unique cache décidément quelque chose. Et que votre « toubib » occupe là-bas un poste de haute responsabilité, qui lui permet d’engager des hommes comme Kalev et Sikkov, de financer ses propres expériences, de rendre des « services » au cardiaque le plus précieux du monde : le dompteur de cigognes.
Rickiel avait caché son jeu : lorsque je l’avais rencontré cet après-midi, il en savait déjà plus sur Monde Unique que sur le trafic de diamants lui-même. Comme lisant dans mes pensées, il poursuivit :
— Avant de vous rencontrer, Antioche, je connaissais les liens étranges qui unissaient Max Bôhm et Monde Unique — mais je ne me doutais pas de la piste spécifique des cœurs. Les meurtres de Rajko et de Gomoun appartiennent à une série plus vaste. Depuis que nous nous sommes quittés, j’ai procédé à une recherche informatique. J’ai lancé, grâce à nos terminaux, une investigation concernant les meurtres ou accidents violents survenus depuis dix années, dont la caractéristique était la disparition du cœur de la victime — vous ne vous doutez pas du nombre de choses aujourd’hui informatisées parmi les pays membres de l’OICP Le caractère unique du rapt d’un cœur nous a facilité les choses. La liste est sortie ce soir, à vingt heures. Elle est loin d’être exhaustive, votre « voleur » opérant plutôt dans des pays en crise ou très pauvres, sur lesquels nous n’avons pas toujours de renseignements. Mais cette liste est suffisante. Et elle colle sacrément le frisson. La voici.
Ma tasse vola en éclats. Le thé brûlant se répandit sur mes mains insensibles. J’arrachai la liste des mains de Rickiel. C’était le palmarès maléfique, rédigé en anglais, du voleur d’organes :
21/08/91. Gomoun. Pygmée. Sexe féminin. Née aux environs de juin 1976. Morte le 21/08/91, près de Zoko, province de Lobaye, République du Centrafrique. Circonstances de la mort : accident / attaque de gorille. Particularités : nombreuses mutilations / disparition du cœur. Groupe sanguin : B Rh’. Type HLA : Aw19,3-B37,5.
22/04/91. Nom : Rajko Nicolitch. Tsigane. Sexe masculin. Né aux environs de 1963, Iskenderum, Turquie. Mort le 22/04/91, dans la forêt dite « aux eaux claires », près de Sliven, Bulgarie. Circonstances de la mort : meurtre. Affaire non résolue. Particularités : mutilations / disparition du cœur Groupe sanguin : O Rh’. Type HLA : Aw19,3-B37,5.
Читать дальше