Le jour se levait. Le paysage, roussi par l’automne, ressemblait à une forêt pétrifiée dans ses flammes. Tout était frappé d’un calme indicible. Des canaux noirs affleuraient les hautes herbes, les arbres dénudés griffaient le ciel gris et lisse.
Je pénétrai dans la cour du manoir qui formait un U de pierre. À ma gauche, à cent mètres, je repérai Georges Braesler, déjà debout, parmi de larges cages où s’ébrouaient des oiseaux de couleur cendrée. Il se tenait de dos et ne pouvait me voir. Je traversai la pelouse en silence et me glissai dans la maison.
A l’intérieur, tout était de pierre et de bois. Des larges embrasures, taillées dans le roc, s’ouvraient sur les jardins. Des meubles de chêne se dressaient, dégageant une forte odeur de cire. Des lustres en fer forgé découpaient leurs ombres sur les dalles du sol. Il régnait ici une dureté de Moyen Age, un parfum de noblesse cruelle et aveugle. Je me trouvai dans un refuge, à l’abri du temps. Un véritable repaire d’ogres, retranchés dans leurs privilèges.
— Qui êtes-vous ?
Je me retournai et découvris la maigre silhouette de Nelly, ses petites épaules et son visage de craie alangui par l’alcool. La vieille femme me reconnut à son tour et dut s’adosser au mur, en balbutiant :
— Louis… Que faites-vous ici ?
— Je suis venu te parler de Pierre Sénicier.
Nelly s’approcha en vacillant. Je remarquai que sa perruque blanche, légèrement bleutée, était de travers. Ma mère adoptive n’avait sans doute pas dormi et était déjà saoule. Elle répéta :
— Pierre… Pierre Sénicier ?
— Oui, dis-je d’une voix neutre. Je crois que l’âge de raison est venu pour moi. L’âge de raison et de la vérité, Nelly.
La vieille femme baissa les yeux. Je vis ses paupières battre lentement puis, contre toute attente, ses lèvres esquissèrent un sourire. Elle murmura : « La vérité… », puis se dirigea, d’un pas plus ferme, vers un guéridon sur lequel étaient posées de nombreuses carafes. Elle remplit deux verres d’alcool et m’en tendit un.
— Je ne bois pas, Nelly. Et il est beaucoup trop tôt.
Elle insista :
— Buvez, Louis, et asseyez-vous. Vous en aurez besoin.
J’obéis sans discuter. Je choisis un fauteuil près de la cheminée. Mes frissons reprirent de plus belle. Je bus une gorgée de whisky. La brûlure de l’alcool me fit du bien. Nelly vint s’asseoir en face de moi, à contre-jour. Elle posa à côté d’elle le carafon d’alcool, par terre, puis vida son verre d’un trait. Elle le remplit de nouveau. Elle avait retrouvé ses couleurs et son assurance. Alors elle commença, en me tutoyant :
— Il est des choses qui ne s’oublient pas, Louis. Des choses qui sont gravées dans nos cœurs, comme sur le marbre des pierres tombales. J’ignore comment tu connais le nom de Pierre Sénicier. J’ignore ce que tu as exactement découvert. J’ignore comment la migration des cigognes a pu t’amener ici, pour exhumer le secret le mieux préservé du monde. Mais ce n’est pas grave. Plus rien n’est grave désormais. L’heure de la vérité a sonné, Louis, et peut-être aussi, pour moi, celle de la libération.
« Pierre Sénicier appartenait à une famille de la haute bourgeoisie parisienne. Son père, Paul Sénicier, était un magistrat réputé, qui avait dominé son époque et traversé plusieurs républiques sans frémir. C’était un homme austère, silencieux et cruel, un homme qu’on redoutait et qui voyait le monde comme une frêle construction, à hauteur de sa main puissante. Au début du siècle, sa femme lui donna, en quelques années, trois fils, trois garçons promis au plus bel avenir mais qui se révélèrent être des « fins de race » au cerveau stérile. Le père enrageait, mais sa fortune lui permit de sauver la face. Henri, le premier fils, bossu et demeuré, partit garder les « châteaux » : trois manoirs délabrés en Normandie. Dominique, le plus solide physiquement, entra dans l’armée et gagna quelques galons, à force d’influence. Quant à Raphaël, le cadet, moins idiot et plus sournois, il rentra dans les ordres. Il hérita d’un diocèse, dans une région perdue, non loin des terres d’Henri, puis disparut lui aussi dans l’oubli.
« À cette époque, Paul Sénicier ne s’intéressait déjà plus à ses trois enfants. Il n’avait d’yeux que pour son quatrième fils, Pierre, né en 1933. Paul Sénicier avait alors cinquante ans. Son épouse, guère plus jeune, lui avait donné cet enfant in extremis puis était décédée, comme ayant rempli son dernier devoir.
« À tous les égards, Pierre fut une bénédiction. Cet enfant extraordinaire semblait avoir volé tous les dons, tous les atouts de cette famille de dégénérés. Le vieux père se consacra totalement à l’éducation de son fils. Il lui apprit, personnellement, à lire et à écrire. Il suivit avec avidité l’éveil de son intelligence. Quand Pierre atteignit l’âge de la puberté, Paul Sénicier espéra qu’il embrasserait la même carrière que lui, dans la magistrature. Mais son fils souhaitait s’orienter vers la médecine. Le père s’inclina. Il pressentait qu’une vocation véritable traçait son chemin au sein de la personnalité de l’enfant. Il n’avait pas tort. À vingt-trois ans, Sénicier fils était déjà un chirurgien de haut niveau, spécialisé dans le domaine cardiaque.
« C’est à cette époque que je rencontrai Pierre. Il défrayait la chronique de notre petit milieu d’enfants de grandes familles, désœuvrés et prétentieux. Il était grand, superbe, austère. Tout son corps résonnait d’un mystérieux silence. Je me souviens : nous organisions des « rallyes ». Des soirées guindées où nous nous enfermions telles des bêtes farouches, comme anémiés par notre propre solitude. Les filles portaient les robes de leur mère, et les garçons s’habillaient en vieux smoking, raide et amidonné. Dans ces soirées, nous autres, les filles, n’attendions qu’un seul homme : Pierre Sénicier.
Il appartenait déjà au monde des adultes, des responsabilités. Mais lorsqu’il était là, la soirée n’était plus la même. Les lustres, les robes, les alcools, tout semblait virevolter et scintiller pour lui.
Nelly s’arrêta, remplit de nouveau son verre.
— C’est moi qui ai présenté Pierre Sénicier à Marie-Anne de Montalier. Marie-Anne était une amie très proche. C’était une jeune femme blonde, maigre, les cheveux en bataille, qui semblait toujours sortir du lit. Le plus frappant était sa pâleur : une blancheur, une transparence, qui ne pouvait être comparée à aucun autre ton. Marie-Anne appartenait à une riche famille de colons français qui s’étaient installés en Afrique au siècle dernier, sur des terres sauvages. On murmurait que, de peur de s’abîmer avec la race noire, cette famille avait pratiqué des mariages consanguins qui expliquaient aujourd’hui cette anémie.
« À la seconde où Marie-Anne rencontra Pierre, elle en tomba amoureuse. Confusément, je regrettai aussitôt de les avoir présentés. Pourtant, leur destin était scellé. Très vite, la passion de Marie-Anne devint une inquiétude, une angoisse latente qui la ferma au monde extérieur. Elle s’emplit, au fil des jours, d’une lumière sombre qui la rendait plus belle encore. En janvier 1957, Pierre et Marie-Anne se marièrent. Lors du repas de noces, elle me murmura : « Je suis perdue, Nelly. Je le sais, mais c’est mon choix. »
« C’est à cette époque que j’ai rencontré Georges Braesler. Il était plus âgé que moi, il écrivait des poèmes et des scénarios. Il souhaitait voyager, en tant que diplomate, « comme Claudel ou Malraux », disait-il. À l’époque, j’étais assez jolie, insouciante et légère, je voyais de moins en moins mes anciennes relations et ne gardais un contact qu’avec Marie-Anne, qui m’écrivait régulièrement. C’est ainsi que je découvris la vraie nature de Pierre Sénicier, son époux, dont elle venait d’accoucher d’un petit garçon.
Читать дальше