03/11/90. Nom : Tasmin Johnson. Hottentot. Sexe masculin. Né le 16 janvier 1967, près de Maseru, Afrique du Sud. Mort le 03/11/90, aux environs de la mine de Waka, Afrique du Sud. Circonstances de la mort : attaque fauve. Particularités : mutilations / disparition du cœur Groupe sanguin : A Rh’. Type HLA : Aw19,3-B37,5
16/03/90. Nom : Hassan al Begassen. Sexe masculin. Né aux environs de 1970, près de Djebel al Fau, Soudan. Mort le 16/03/90, dans les cultures irriguées du village n° 16. Circonstances de la mort : attaque animal sauvage. Particularités mutilations / disparition du cœur. Groupe sanguin : AB Rh’. Type HLA : Aw19,3-B37,5.
04/09/88. Nom : Ahmed Iskam. Sexe masculin. Né le 05 décembre 1962, à Bethléem, Territoires occupés, Israël. Mort le 04/09/88, à Beit Jallah. Circonstances de la mort : meurtre politique. Affaire non résolue. Particularités : mutilations / disparition du cœur Groupe sanguin : O Rh’. Type HLA : Aw19,3-B37,5.
La liste continuait ainsi, sur plusieurs pages, jusqu’en 1981 — date à laquelle commençait l’analyse informatique. On pouvait supposer qu’elle remontait beaucoup plus loin dans la réalité. Plusieurs dizaines d’enfants ou d’adolescents, de sexe masculin ou féminin, avaient été ainsi suppliciés, à travers le monde, avec pour seul point commun, le typage HLA : Aw19,3-B37,5. L’acuité du système me donnait le vertige. Ce que j’avais soupçonné en découvrant la similitude des groupes de Gomoun et de Rajko se confirmait à une échelle démente. Rickiel reprit, donnant une voix à mes propres pensées :
— Vous comprenez n’est-ce pas ? Votre animal ne se livre pas à un trafic, ni même à des expériences hasardeuses. Sa quête est infiniment plus fine. Il cherche des cœurs appartenant à un seul et même groupe tissulaire, au fil de la planète.
— Est-ce… tout ?
— Non. Je vous ai apporté autre chose.
Rickiel fouilla dans son vaste pull et puisa un sac de plastique noir. Je compris la raison de son lainage : il pouvait cacher là-dessous n’importe quoi. Il posa l’objet sur la table. Nouvelle stupeur. Le sac contenait des chargeurs de Glock, calibre 45, enveloppés dans un ruban adhésif argenté. J’interrogeai du regard l’officier d’Interpol.
— J’ai pensé que de telles provisions pourraient vous servir. Ces « stocks » sont revêtus d’un adhésif plombé, annulant l’effet des rayons X des aéroports. Votre arme n’est pas un mystère, Antioche. Les flingues en polymères sont les nouvelles armes des voyageurs, notamment des terroristes. Sarah Gabbor utilisait aussi un Glock, calibre 9 millimètres parabellum. Et n’oubliez pas « l’accident » de Sikkov : seize balles de 45 dans le visage.
Je fixais maintenant les chargeurs : au moins 150 balles de 45, autant de promesses de mort et de violence. Simon Rickiel conclut d’une voix blanche :
— Je vous l’ai déjà dit : l’OIPC–Interpol a l’habitude d’enquêter sur des affaires complexes. Nous pouvons. aussi, le cas échéant, déléguer, afin de gagner du temps. Je suis certain que vous pouvez débusquer le voleur de cœurs. Bien avant nous, qui devons régler l’affaire des diamants, vérifier vos propos, retrouver van Dötten… Je vous ai menti tout à l’heure : votre témoignage de cet après-midi a été enregistré sur DAT, et aussitôt retranscrit sur ordinateur. Votre déposition est là, dans ma poche. Signez-la. Et disparaissez. Vous êtes seul, Antioche. Et c’est votre force. Vous pouvez pénétrer Monde Unique et dénicher ce salopard. Retrouvez-le, retrouvez l’homme qui a infligé de tels supplices à Rajko, à Gomoun, à toutes ces victimes. Retrouvez-le. Et faites-en ce que bon vous semble.
Lorsque je pénétrai dans ma chambre, le voyant lumineux de mon poste de téléphone clignotait. J’arrachai le combiné et composai l’indicatif du standard.
— Louis Antioche, chambre 232. Ai-je des messages ?
Un accent belge bien frappé me répondit :
— Monsieur Antioche… Antioche… Je regarde… dis les touches de l’ordinateur qui on pianotait.
Au creux de mon avant-bras, mes veines palpitaient et oscillaient sous la peau, telles des entités indépendantes.
— Une certaine Catherine Warel vous a téléphoné à vingt et une heures quinze. Vous n’étiez pas dans votre chambre.
J’étouffais de colère :
— J’avais demandé qu’on me passe mes communications au bar !
— Notre service a changé à vingt et une heures. Je suis désolé — l’ordre n’a pas été transmis.
— A-t-elle laissé un numéro où la rappeler ?
La voix m’énuméra les coordonnées personnelles de Catherine Warel. Je composai aussitôt les dix chiffres. La sonnerie retentit deux fois et j’entendis la voix de rocaille du docteur : « Allô ? »
— Antioche. Avez-vous du nouveau ?
— Je détiens vos informations. C’est incroyable. Vous aviez raison sur toute la ligne. J’ai obtenu la liste des médecins francophones qui ont séjourné en Centrafrique ou au Congo ces trente dernières années. Il existe un nom qui pourrait correspondre à votre homme. Mais quel nom ! Il s’agit de Pierre Sénicier, le vrai précurseur de la transplantation cardiaque. Un chirurgien français qui a réalisé la première greffe sur un homme, avec le cœur d’un singe, en 1960.
Tout mon corps vibrait de tremblements fiévreux. Sénicier. Pierre Sénicier. En traits de ténèbres dans mon esprit, surgit l’extrait d’encyclopédie que j’avais lu à Bangui : « … en janvier 1960, le docteur français Pierre Sénicier avait implanté le cœur d’un chimpanzé dans le thorax d’un malade de soixante-huit ans parvenu au dernier stade d’une insuffisance cardiaque irréversible. L’opération réussit. Mais le cœur greffé ne fonctionna que quelques heures… »
Catherine Warel poursuivait :
— L’histoire de ce véritable génie est connue dans les milieux de la médecine. À l’époque, sa transplantation a fait beaucoup de bruit, puis Sénicier a brutalement disparu. On a dit alors qu’il avait eu des ennuis avec l’ordre des médecins — on le soupçonnait d’avoir réalisé des expériences interdites, des manipulations clandestines. Sénicier est parti se réfugier, avec sa famille, en Centrafrique. Il est devenu, paraît-il, l’homme des bonnes causes, le médecin des Noirs. Une sorte d’Albert Schweitzer, si vous voulez. Sénicier pourrait être votre homme. Toutefois, un fait ne colle pas…
— Lequel ? murmurai-je d’une voix brisée.
— Vous m’avez bien dit que Max Bôhm avait été opéré en août 1977 ?
— Absolument.
— Vous êtes sûr de la date ?
— Certain.
— Alors, ça ne peut être Sénicier qui a effectué l’opération.
— Pourquoi ?
— Parce que, en 1977, ce chirurgien était mort. À la fin de l’année 1965, le jour de la Saint Sylvestre, lui et sa famille ont été agressés par des prisonniers libérés par Bokassa, la nuit même du coup d’Etat. Ils ont tous péri, Pierre Sénicier, son épouse et leurs deux enfants, dans l’incendie qui a détruit leur villa. Pour ma part, je n’étais pas au courant mais… Louis, vous êtes là ? Louis… Louis ?
Quand vient l’été, en zone arctique, la banquise se fissure et s’ouvre, comme à contrecœur, sur les eaux noires et glacées de la mer de Béring.
Tel était mon esprit à cet instant. La foudroyante révélation de Catherine Warel bouclait d’un couple cercle infernal de mon aventure. Un seul être au monde pouvait encore éclairer ma sinistre lanterne : Nelly Braesler, ma mère adoptive.
Pied au plancher, je roulais maintenant en direction du centre de la France. Six heures plus tard, aux confins de la nuit, je dépassai Clermont-Ferrand puis cherchai le bourg de Villiers, situé à quelques kilomètres à l’est. L’horloge de mon tableau de bord indiquait cinq heures trente. Enfin le petit village passa dans mes phares. Je tournai et retournai, trouvai enfin la maison des Braesler. Je pilai le long du mur d’enclos.
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