Enfin nous accédâmes au parloir. C’était une grande pièce, plus sombre encore, et plus sale. L’espace était séparé en deux, dans le sens de la longueur, par une barrière de vitres dont les contours de bois et les tablettes affichaient toujours la sinistre couleur de layette. L’architecte de la prison avait sans doute cru judicieux d’ajouter cette touche délicate aux finitions du blockhaus. Notre groupe s’arrêta sur le seuil de la salle. Odette Wilessen se tourna vers moi :
— Cette entrevue est exceptionnelle, monsieur Antioche, je vous le répète. Sarah Gabbor est une femme dangereuse. Pas de vague, monsieur. Pas de vague.
D’un coup de menton, Odette Wilessen m’indiqua la direction à suivre, le long des compartiments. Je m’avançai seul, croisant les boxes vides. Mon cœur cognait plus fort à mesure que les vitres défilaient. Soudain je dépassai une ombre. Je revins en arrière et sentis mes jambes se dérober sous moi. Je m’écroulai sur un siège, face à la vitre. De l’autre côté, Sarah me regardait, le visage fermé à double tour.
Ma kibboutznik portait maintenant les cheveux courts. Sa tignasse blonde était devenue une jolie coupe au carré, délicate et lisse. Son teint, à l’ombre des néons, avait pâli. Mais ses pommettes tenaient toujours la dragée haute à la douceur de ses yeux. C’était bien la même petite sauvageonne, belle et tenace, que j’avais connue parmi les cigognes. Elle prit le combiné de communication.
— Tu as une sale gueule, Louis.
— Tu es magnifique, Sarah.
— Qui t’a fait cette cicatrice au visage ?
— Un souvenir d’Israël.
Sarah haussa les épaules.
— Voilà ce que c’est de fouiner partout.
Elle portait une chemise bleue, ample, aux manches ouvertes. J’aurais voulu l’embrasser, perdre mes lèvres dans les contours de son corps, en dévorer les lignes âpres et légères. Il y eut un silence. Je demandai :
— Comment vas-tu, Sarah ?
— Comme ça.
— Je suis heureux de te voir.
— Tu appelles ça me voir ? Tu n’as jamais eu le sens des réalités…
Je passai la main sous la tablette afin de vérifier s’il n’y avait pas de micros cachés.
— Raconte-moi tout, Sarah. Depuis ta disparition à Beit She’an.
— Tu es venu pour jouer les taupes ?
— Non, Sarah. C’est tout le contraire. Ils m’ont autorisé à te rencontrer parce que j’ai promis de leur livrer des informations permettant de te disculper.
— Que vas-tu leur dire ?
— Tout ce qui pourra démontrer ton rôle mineur dans le trafic des diamants.
La kibboutznik haussa les épaules.
— Sarah, je suis venu pour te voir. Mais aussi pour savoir. Tu me dois la vérité. Elle peut nous sauver, toi et moi.
Elle éclata de rire et me jeta un regard glacial. Lentement, elle tira de sa poche un paquet de cigarettes, en alluma une, puis commença :
— Tout ce qui arrive est de ta faute, Louis. Enfonce-toi bien ça dans le crâne. Tout, tu entends ? Le dernier soir, à Beit She’an, lorsque tu m’as parlé des bagues des cigognes, tu m’as rappelé certaines choses auxquelles je n’avais pas prêté attention. Après la mort d’Iddo, j’avais rangé toutes ses affaires. Sa chambre, mais aussi son laboratoire, comme il appelait le gourbi où il soignait ses cigognes. En déplaçant son matériel, j’avais découvert une petite trappe, sous un enclos, dans laquelle étaient cachées des centaines de bagues métalliques, couvertes de sang. Sur le moment, je n’avais prêté aucune attention à ces trucs dégueulasses. Pourtant, par respect pour sa mémoire et sa passion d’ornithologue, j’avais laissé le sac de toile en place, dans la trappe. Puis j’avais oublié ce détail.
« Beaucoup plus tard, lorsque tu m’as expliqué ton idée de message placé dans les bagues, un déclic s’est produit. Je me suis souvenue du sac d’Iddo et j’ai compris : Iddo avait découvert ce que tu cherchais. C’est pourquoi il s’était armé et disparaissait des journées entières. Chaque jour il éliminait des cigognes et récupérait les bagues.
« Ce soir-là, j’ai choisi de ne rien te dire. J’ai attendu l’aube, patiemment, pour ne pas éveiller tes soupçons. Puis, quand tu es parti à l’aéroport Ben-Gourion, je suis retournée dans la cahute et j’ai exhumé les morceaux de fer. J’ai ouvert une bague à l’aide d’une pince. Tout à coup, un diamant m’a sauté dans la main. Je n’en croyais pas mes yeux. J’ai aussitôt ouvert une autre bague. Il y avait dedans plusieurs autres pierres, plus petites. J’ai recommencé ainsi une dizaine de fois. À chaque fois je découvrais des diamants. Le miracle se répétait à l’infini. J’ai renversé le sac et hurlé de joie : il y avait là au moins mille bagues.
— Alors ?
— Alors, j’étais riche, Louis. Je disposais des moyens de m’enfuir, d’oublier les poissons, la boue et le kibboutz. Mais d’abord je voulais être sûre. J’ai préparé un sac de voyage, embarqué quelques armes et pris le bus pour Netanya, la capitale des diamants.
— J’ai suivi ta trace jusqu’à là-bas.
— Comme tu vois, ça n’a pas servi à grand-chose.
Je ne répondis rien, Sarah poursuivit :
— J’ai trouvé là-bas un tailleur de pierres qui m’a acheté un diamant. Le bonhomme m’a arnaquée, mais il n’a pu me cacher la qualité extraordinaire de ces pierres. Le pauvre vieux ! Son émotion se lisait sur son visage. Je possédais donc une fortune. À ce moment, j’étais si exaltée que je n’ai même pas réfléchi à la situation, je n’ai même pas songé aux cinglés qui trafiquaient des pierres précieuses par cigognes interposées. Je savais seulement une chose : ces mecs avaient tué mon frère et cherchaient toujours les diamants. J’ai loué une voiture, puis foncé à Ben-Gourion. Là, j’ai pris le premier vol pour l’Europe. Ensuite j’ai voyagé encore et planqué les diamants en lieu sûr.
— Et puis ?
— Une semaine a passé. Les producteurs indépendants vendent en général leurs diamants à Anvers. Je devais donc aller là-bas et jouer serré. Discrètement et rapidement.
— Tu… tu étais toujours armée ?
Sarah ne put réprimer un sourire. Elle dressa vers moi son index, armant avec son pouce un pistolet imaginaire.
— Monsieur Glock m’a suivie partout.
Un court instant, je pensai : « Sarah est folle. »
— J’ai décidé de tout fourguer à Anvers, continua-t-elle, par sachets de dix ou quinze pierres, tous les deux jours. Le premier jour, j’ai repéré un vieux juif, dans le genre du tailleur de Netanya. J’ai obtenu 50 000 dollars, en quelques minutes. Le surlendemain, je suis revenue et j’ai changé d’interlocuteur : 30 000 de mieux. La troisième fois, alors que j’étais en train d’ouvrir mon enveloppe, une main s’est posée sur moi. J’ai entendu : « Pas un geste. Vous êtes en état d’arrestation. » J’ai senti le canon dans mon dos. J’ai perdu la tête, Louis. En un éclair, j’ai vu tous mes espoirs réduits à néant. J’ai vu mon fric, mon bonheur, ma liberté s’évanouit : Je me suis retournée, Glock en main. Je ne voulais pas tirer, juste maîtriser ce petit flic de merde qui croyait pouvoir me stopper dans ma course. Mais ce con braquait sur moi un Beretta 9 mm, chien levé. Je n’avais pas le choix : j’ai tiré une seule fois, droit au front. Le mec s’est étalé sur le sol, la moitié du crâne en moins. (Sarah rit d’un rire mauvais.) Il n’avait même pas effleuré la gâchette. J’ai repris mes pierres tout en tenant en joue les diamantaires. Ils étaient terrifiés. Ils pensaient sans doute que j’allais les voler. Je suis sortie à reculons. J’ai cru un bref instant que j’allais m’en sortir. C’est alors que les vitres se sont refermées. Je suis restée coincée dans ce putain de bocal.
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