La nuit était tombée. Les cigognes n’étaient pas venues, excepté dans le destin de Joro. Nous reprîmes la voiture sans un mot. Le long des champs, des barbelés oscillaient au fil de branches tordues et offraient des arabesques fantastiques.
Le 25 août, les premières cigognes balisées parvinrent à Bratislava. En fin d’après-midi, je consultai les données Argus et conclus que deux oiseaux étaient parvenus à quinze kilomètres à l’ouest de Sarovar. Joro était sceptique, mais il accepta d’étudier la carte. Il connaissait le lieu : une vallée où jamais, selon lui, une cigogne ne s’était posée. Vers dix-neuf heures, nous arrivions dans la lagune. Nous roulions en scrutant le ciel et les alentours. Il n’y avait pas l’ombre d’un oiseau. Joro ne put réprimer un sourire. Depuis cinq jours que nous guettions les volatiles, nous n’avions aperçu que quelques groupes, si lointains et si vagues qu’ils auraient pu être des milans ou d’autres rapaces. Découvrir ce soir des cigognes, grâce à mon ordinateur, aurait constitué un véritable affront pour Joro Grybinski.
Pourtant, tout à coup il murmura : « Elles sont là. » Je levai les yeux. Dans le ciel de pourpre, un groupe tournoyait. Une centaine d’oiseaux se posaient lentement dans les eaux éparses des marécages. Joro me prêta ses jumelles. Je scrutai les oiseaux qui planaient, bec tendu, attentifs à l’azur. C’était merveilleux. Je prenais enfin la mesure du voyage ailé qui allait les porter jusqu’en Afrique. Parmi cette horde, légère et sauvage, il y avait donc deux cigognes équipées. Un frisson de joie traversa mon sang. Le système des transmetteurs fonctionnait. À la plume près.
Le 27 août, je reçus un nouveau fax d’Hervé Dumaz. Il n’avançait pas. Il avait dû reprendre son quotidien d’inspecteur mais ne cessait de contacter la France, à la recherche de vieux briscards qui auraient connu Max Bôhm en Centrafrique. Dumaz s’obstinait dans cette direction, persuadé que Bôhm s’était livré là-bas à d’obscurs trafics. En conclusion, il évoquait un ingénieur agronome de Poitiers qui, semblait-il, avait travaillé en Centrafrique de 1973 à 1977. L’inspecteur comptait se rendre en France et cueillir l’homme dès son retour de vacances.
Le 28 août sonna pour moi le temps du départ. Dix cigognes avaient dépassé Bratislava et les plus rapides — qui tenaient une cadence de cent cinquante kilomètres par jour — atteignaient déjà la Bulgarie. Mon problème était maintenant de les suivre en voiture selon leur périple exact : elles traversaient l’ex-Yougoslavie, où les premiers troubles venaient d’éclater. J’étudiai la carte et décidai de contourner la poudrière en longeant cette frontière par la Roumanie — après tout, je disposais d’un visa roumain. Ensuite, je pénétrerais en Bulgarie par une petite ville nommée Calafat, et filerais droit vers Sofia. Il y avait environ mille kilomètres à parcourir. Je pensais couvrir cette distance en une journée et demie, en tenant compte des frontières et de l’état des routes.
Ce matin-là je réservai donc une chambre au Sheraton de Sofia pour le lendemain soir, puis je contactai un certain Marcel Minaôs, un autre nom de la liste de Bôhm. Minaôs n’était pas ornithologue, mais linguiste.
Il devait m’aider à contacter le spécialiste bulgare de la cigogne — Rajko Nicolitch. Après plusieurs essais infructueux, j’obtins la ligne et parlai au Français installé à Sofia. Son accueil fut chaleureux. Je lui donnai rendez-vous dans le hall du Sheraton, dès vingt-deux heures, le lendemain. Je raccrochai, faxai à Dumaz mes nouvelles coordonnées puis bouclai mon sac. Le temps de régler la note de l’hôtel et je roulais en direction de Sarovar, afin de saluer une dernière fois Joro Grybinski. Il n’y eut pas d’effusions. Nous échangeâmes nos adresses. Je lui promis de lui envoyer une invitation, sans laquelle il ne pourrait jamais venir en France.
Quelques heures plus tard, j’approchai de Budapest, en Hongrie. À midi, je stoppai le long d’une station d’autoroute et déjeunai d’une salade infecte, à l’ombre d’une pompe à essence. Quelques jeunes filles, blondes, légères comme des cosses de blé mûr, me regardaient avec un orgueil empourpré. Sourcils graves, mâchoires larges, chevelures claires : ces adolescentes ressemblaient à l’archétype que je m’étais forgé des beautés de l’Est. Et cette coïncidence me déconcertait. J’avais toujours été un farouche ennemi des idées reçues, des lieux communs. J’ignorais que le monde est souvent plus évident qu’on ne pense, et que ses vérités, pour être banales, n’en sont pas moins transparentes et vives. Curieusement, j’en éprouvai un tressaillement, un frissonnement de joie profonde. À treize heures, je repris la route.
Je parvins à Sofia le lendemain soir, sous une pluie battante. Des bâtiments en briques, sales et vétustes, encadraient des avenues mal pavées. Des Lada glissaient et bondissaient dessus, comme des jouets démodés, évitant de justesse les tramways caracolants. Ces tramways constituaient les véritables héros de Sofia. Ils surgissaient de nulle part, dans un vacarme assourdissant, et crachaient des éclairs bleus, sous les trombes du ciel. Le long des lucarnes, on voyait leur éclairage jaunâtre trembler et s’éteindre sur les visages fermés des passagers. Ces rames étranges semblaient le théâtre d’une expérience inédite — un électrochoc généralisé, pâle et lugubre, sur des cobayes exsangues.
Je me dirigeai au hasard, sans savoir où j’allais. Les panneaux étaient écrits en cyrillique. De la main droite, j’extirpai de mon sac le guide acheté à Paris. Le temps que je feuillette le livre, je tombai par chance sur la place Lénine. Je levai les yeux. L’architecture ressemblait à un hymne dressé dans la tempête. Des bâtiments austères, puissants, percés de minces fenêtres, s’élevaient de toutes parts. Des tours carrées, élancées jusqu’à leurs sommets affûtés, déroulaient une infinité de meurtrières. Leurs couleurs compassées rayonnaient d’une façon trouble dans la nuit en marche. À droite, une église noirâtre faisait le dos rond. À gauche, le Sheraton Sofia Hotel Balkan trônait de toute sa largeur, comme un avant-poste du capitalisme conquérant. C’était là que descendaient tous les hommes d’affaires américains, européens ou japonais, s’abritant comme d’une lèpre de la tristesse socialiste.
Au cœur du hall, sous des lustres énormes, Marcel Minaôs m’attendait. Je le reconnus aussitôt. Il m’avait dit : « Je porte la barbe et j’ai le crâne en pointe » Mais Marcel était bien plus que cela. C’était une icône en marche. Très grand, massif, il se tenait comme un ours, voûté, les pieds en dedans et les bras ballants. Une véritable montagne, surmontée d’une tête de patriarche orthodoxe, à longue barbe et nez royal. Les yeux, à eux seuls, étaient un poème : verts, légers, ourlés d’ombre, comme flambés par quelque vieille croyance balkanique. Et puis, telle une mitre, il y avait le crâne : totalement chauve et dressé vers le ciel, comme une prière.
— Bon voyage ?
— Si on veut, dis-je, en évitant de lui serrer la main. Il pleut depuis la frontière. Je me suis efforcé de maintenir une certaine moyenne, mais avec les cols et les routes défoncées, ma vitesse a dû faiblir et…
— Vous savez, moi, je ne voyage qu’en bus.
Je donnai mes bagages à la réception et gagnai, avec mon compagnon, le restaurant principal de l’hôtel. Marcel avait déjà dîné mais il se remit à table de bon cœur.
Français sur son passeport, Marcel Minaôs, quarante ans, était une sorte d’intellectuel nomade, un linguiste polyglotte, qui maniait avec aisance le polonais, le bulgare, le hongrois, le tchèque, le serbe, le croate, le macédonien, l’albanais, le grec… et bien sûr le romani, la langue des Tsiganes. Le romani était sa spécialité. Il avait écrit plusieurs livres sur la question et rédigé un manuel — dont il était très fier — à l’usage des enfants. Membre éminent de nombreuses associations, de la Finlande à la Turquie, il voguait de colloque en colloque et vivait ainsi, en pique-assiette, dans des villes comme Varsovie ou Bucarest.
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