— Laisse tomber. Rappelle-moi quand tu as les résultats d’analyse.
Kasdan regarda sa montre : 11 h. Il parvenait au bout du quai d’Austerlitz, barré par le métro aérien. Sur la gauche, de l’autre côté de la Seine, se dressait l’immense pyramide à toit plat du palais omnisports de Bercy. L’Arménien tourna dans cette direction. Il était l’heure d’aller interroger l’experte ORL, à Trousseau. Elle devait avoir reçu les analyses de l’organe auriculaire de Wilhelm Goetz.
L’hôpital Armand-Trousseau ressemblait à un village de mineurs, dont on aurait déplacé les pavillons de briques pour en former des carrés successifs. A chaque nouveau patio, les façades grises, roses, crème, semblaient se rapprocher encore pour vous écraser entre leurs murs. On tournait en voiture dans ce dédale comme un rat dans une cage.
Kasdan haïssait les hôpitaux. Toute sa vie, à intervalles réguliers, il avait dû séjourner dans ces lieux lugubres. Sainte-Anne et Maison-Blanche, à Paris. Mais aussi Ville-Evrard, à Neuilly-sur-Marne, Paul-Guiraud, à Villejuif… Ces campus avaient abrité sa vie de soldat sans guerre. Ou plutôt sa guerre personnelle dont le champ de bataille était son propre cerveau. Le délire et le réel ne cessaient de s’y affronter jusqu’au moment de la trêve. Toujours précaire. Kasdan quittait alors l’hôpital, fragile, apeuré, ne possédant qu’une seule certitude : un de ces quatre, une nouvelle crise le ferait revenir ici.
Pourtant, son pire souvenir d’hôpital ne concernait pas sa propre folie mais Nariné, sa femme. Kasdan l’avait connue quand il avait 32 ans, lors d’un mariage arménien, alors qu’il était un des héros de la BRI. Il l’avait d’abord passionnément aimée, puis simplement estimée, puis vraiment détestée, jusqu’à ce qu’elle ne devienne qu’une simple présence, intégrée à sa vie aussi sûrement que son ombre ou son arme de service. Il n’aurait pu résumer ces vingt-cinq années d’union. Ni même les décrire. Une chose était sûre : Nariné était la personne qu’il avait le mieux connue dans son existence. Et réciproquement. Ils avaient traversé ensemble tous les âges, tous les sentiments, toutes les galères. Pourtant, aujourd’hui, quand il évoquait son souvenir, il ne voyait plus qu’une scène, une seule, toujours la même. La dernière fois qu’il l’avait visitée, dans sa chambre de l’hôpital Necker, quelques heures avant sa mort.
Cette femme-là n’avait plus rien à voir avec celle qui avait partagé son destin. Sans maquillage, sans perruque, elle ressemblait à un bonze décharné, en robe de papier vert. Son élocution était devenue étrange, distante, à cause de la morphine et chacun de ses mots, qui n’avait plus aucun sens, était comme une petite mort, déposée au creux du cerveau de Kasdan.
Pourtant, il souriait, assis à son chevet, détournant son regard, observant les appareils qui entouraient son épouse. Les sillons verdâtres du Physioguard. La lente perfusion dont l’éclat translucide renvoyait la lumière blanche des néons. Ces instruments, ces goutte-à-goutte évoquaient pour lui le cérémonial intime d’un drogué — shoot d’héroïne ou pipe d’opium. Il y avait dans cet attirail, et les gestes réguliers qu’il impliquait, quelque chose de méticuleux, d’assassin. Les choses finissaient donc comme elles avaient commencé. Sous le signe de la drogue. Car Kasdan s’en souvenait, quand il avait appris le prénom de sa future femme, « Nariné », il l’avait aussitôt associé au mot « narguilé »…
Nariné parlait toujours. Et ses paroles absurdes le maintenaient à distance. C’était un spectre, déjà imprégné par la mort, comme infusé par elle, qui s’exprimait. Un souvenir très lointain lui revenait. Cameroun, 1962. Une nuit, des villageois avaient organisé une fête. Des tambours, du vin de palme, des pieds nus frottant la terre rouge. Il se rappelait une danseuse en particulier. Elle levait son visage vers le ciel étoile, ouvrant les bras avec indolence, tournant sur elle-même, un sourire figé, absent, sur les lèvres. On aurait dit une somnambule. Son regard, surtout, était fascinant. Un regard tendu, projeté si loin qu’il en devenait hautain, insaisissable. Kasdan avait mis quelques minutes à capter la vérité. La danseuse était aveugle. Et ce qu’elle regardait, c’était le cœur sourd du rythme. L’envers de la nuit.
Nariné lui faisait penser à cette danseuse. Ses paroles flottaient dans l’ombre. Ses yeux regardaient ailleurs. Vers un au-delà indicible. Ce soir-là, Kasdan avait renoncé à sa voiture. Il avait erré, à pied, dans le quartier de Duroc. Il avait croisé d’autres aveugles — l’Institut pour les Non-Voyants n’est qu’à quelques pas de Necker. Il avait eu l’impression d’évoluer dans un monde de zombies, où il était le seul être encore vivant.
Quand il était enfin rentré chez lui, un message l’attendait : Nariné s’était éteinte. Pendant son errance. Il avait alors compris qu’il se souviendrait toujours de la curieuse créature qu’il venait de quitter. C’était ce spectre qui occulterait toutes les autres images.
Kasdan s’arrêta au volant de sa voiture, sur le campus de l’hôpital. Il ferma les paupières. Serra ses tempes entre ses paumes, pour compresser la force des souvenirs, et respira un grand coup. Quand il ouvrit les yeux, il avait repris sa place dans le temps présent. Trousseau. L’experte ORL. L’enquête.
Il dénicha le pavillon André-Lemariey au fond d’une cour. Un bâtiment de briques claires, avec coulées coagulées plus sombres. La porte 6 indiquait les différentes spécialités du bloc, dont le département ORL.
Dès le hall, le ton était donné. Rhinocéros, lions et girafes collés aux murs. Cabanes de bois, bancs colorés disposés en carré. Jouets en pagaille… Kasdan se souvint des paroles de Mendez : « Un hôpital pédiatrique, rempli d’enfants sourds, pour qui c’est jamais Noël. » Des guirlandes et des boules multicolores étaient suspendues au plafond. Un sapin clignotait dans un coin alors que les néons étaient déjà allumés.
Au centre de la pièce, des infirmières coiffées de bonnets verts à grelot, installaient un théâtre de bois et de feutre.
Il s’avança vers elles, captant en même temps la chaleur du lieu et les effluves de médicaments. Son malaise grandissait. Il surprenait, sans l’expliquer, un lien entre le cadavre de Goetz et cette atmosphère mortifère d’enfants coupés du monde.
— Je cherche le D rFrance Audusson.
Les rideaux rouges du théâtre miniature s’ouvrirent. Une femme aux larges épaules apparut :
— C’est moi. Qu’est-ce que vous voulez ?
France Audusson devait avoir 50 ans. Ronde, massive, ses cheveux gris coiffés en deux arches symétriques. Elle ressemblait aux publicités de jadis pour Mamie Nova. Elle se releva et se déporta sur la gauche. Elle était aussi déguisée en lutin. Chasuble à bretelles, d’un vert pétant. Chaussures noires à grosses boucles en forme de papillons. Bonnet à grelot.
Kasdan sortit la carte tricolore qu’il avait conservée en douce. Comme tous les flics mélancoliques, il avait déclaré sa carte perdue six mois avant la retraite. Il avait obtenu un nouveau document, qu’il avait rendu au moment de son départ. Quant à l’ancienne, il l’avait gardée bien au chaud, comme un fétiche.
— J’appartiens au groupe d’enquête chargé du meurtre de Wilhelm Goetz, dit-il enfin.
France Audusson retira son bonnet dans un bruit de clochettes :
— J’ai reçu ce matin les résultats de Mondor. Venez avec moi. Kasdan lui emboîta le pas sous les regards intrigués des autres infirmières-lutins. Ils longèrent plusieurs cabanes de bois jusqu’à ce que l’ex-flic comprenne qu’il s’agissait de vrais bureaux et non de décors. L’experte ORL déverrouilla l’avant-dernière porte, décorée d’un profil de renne.
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