Kasdan tomba sur une ancienne connaissance : Nicolas Longho.
— C’est à quel sujet, ma vieille ?
— Une sonorisation. Wilhelm Goetz. 15–17, rue Gazan, quatorzième arrondissement.
— Qu’est-ce que tu espères ?
— Le mec est mort. J’ai retrouvé votre matos dans son appart, planqué au-dessus des rideaux.
— Ça ne me dit rien.
— C’est pourtant votre style. Un amplificateur, ajusté dans l’axe de la tringle.
— Pourquoi tu fourres ton nez là-dedans ?
— Le mec a été retrouvé mort dans ma paroisse, la cathédrale arménienne.
— C’est un Arménien ?
— Non. Un Chilien. La présence du micro démontre qu’il faisait l’objet d’une procédure. Je veux savoir laquelle. Et connaître le nom du juge qui a ordonné les zonzons.
— Et toi, t’es saisi par qui ?
— Je suis à la retraite depuis 5 ans.
— C’est bien ce que je me disais.
— Tu peux vérifier ?
— J’en parle aux collègues. Mais si c’est un Chilien, je serais toi, j’appellerais plutôt la DST. Ou la DGSE.
Longho avait raison. Il y avait de fortes chances que les Affaires étrangères soient sur le coup. Mauvaise nouvelle : Kasdan les avait souvent croisés dans sa carrière, toujours dans un climat de rivalité, voire d’hostilité. Il ne pourrait obtenir aucune info de ce côté-là.
Il composa un nouveau numéro. Un vieux pote qui avait intégré une brigade nouvelle, spécialisée dans les suspects en cavale, la BNRF, Brigade Nationale de Recherche des Fugitifs. L’homme, un ancien des Stups, se nommait Laugier-Rustain. Tout le monde l’appelait Rustine.
Kasdan le cueillit sur son portable. Reconnaissant la voix, le flic éclata de rire :
— Comment ça va la pêche à la ligne ?
— Je t’appelle justement pour une histoire de pêche. De pêche au gros.
— Ne me dis pas que tu joues encore aux fouineurs.
— Juste un renseignement. Ta nouvelle brigade, ça marche dans les deux sens ?
— Qu’est-ce que tu appelles les « deux sens » ?
— Vous cherchez les Français en cavale à l’étranger mais aussi les étrangers cachés en France ?
— On a des accords avec les autres polices européennes, ouais.
— Tu as des criminels de guerre en stock ?
— Notre créneau, c’est plutôt les malfrats, les tueurs en série, les pédophiles.
— Tu pourrais jeter un œil ?
— Tu cherches qui exactement ?
— Des Chiliens. Des anciens du régime de Pinochet. Des mecs qui auraient au cul un mandat d’arrêt international et qui se seraient planqués en France.
— Le Chili, c’est un peu loin de Schengen. Je ne sais même pas si on a des conventions d’entraide judiciaire avec ce pays.
— Ce n’est peut-être pas la justice du Chili qui les recherche. Le mandat peut émaner d’un autre pays. Espagne, Grande-Bretagne, France… Les plaintes proviennent des pays des ressortissants. Beaucoup de victimes au Chili étaient originaires d’Europe.
— Merci pour la leçon, mon vieux, mais si tu veux tout savoir, c’est encore plus compliqué que ça. Parce que tes mecs restent chiliens et pour être à leurs trousses, il nous faut un accord avec leur pays d’origine. Pas avec celui des plaignants, tu piges ?
— Mais tu peux vérifier ?
— Tu as des noms ?
— Non.
— Des signalements ?
— Que dalle.
— Tu crois que j’ai que ça à faire ? Courir après des fantômes ?
— Hier, un Chilien s’est fait tuer. Un réfugié politique. Il semblerait qu’il voulait témoigner contre ses tortionnaires. Je te demande juste de regarder si un ou plusieurs de ces salopards sont sur tes listes.
— C’est drôle que tu me parles du Chili…
— Pourquoi ?
— Un collègue a reçu une demande concernant ce pays, il y a moins d’une heure. Quitte pas.
Kasdan patienta. Rustine revint à l’appareil :
— Éric Vernoux, première DPJ. Tu connais ?
— C’est mon outsider. Le flic officiel sur ce coup. Tu me rappelles en express ?
— Je vais voir avec mon collègue. A nous deux, on aura les infos dans la journée.
— Je pourrais les avoir avant Vernoux ?
— Pousse pas trop, Kasdan.
Il raccrocha. Le nom du flic de la DPJ impliquait deux vérités. D’une part, le capitaine avait conservé l’affaire. D’autre part, le flic au Bombers ne lâchait pas son hypothèse — la piste politique.
L’Arménien se leva et endossa son treillis.
Il était temps, avant d’aller se faire les églises, d’enrichir sa culture.
Le dossier Pinochet. L’or des dictatures. L’introuvable démocratie autoritaire. Pinochet face à la justice espagnole. 20 ans d’impunité. Condor : le projet de l’ombre…
Le Chili et ses bouleversements politiques occupaient trois étagères de la librairie. Pinochet et sa dictature deux d’entre elles. Kasdan sélectionna les livres les plus intéressants, sauta de son escabeau puis se dirigea vers l’escalier pour remonter au rez-de-chaussée.
Il se trouvait dans le sous-sol de L’Harmattan, sa librairie préférée, au 16 de la rue des Écoles. Une librairie dédiée en priorité à l’Afrique et qui paraissait construite en bouquins tant les murs étaient uniformément tapissés de livres. Les cloisons d’ouvrages montaient si haut qu’on donnait une échelle à chaque client pour accéder aux rayons.
Kasdan paya — cher — ses livres et regretta l’époque bienheureuse des notes de frais. Une fois dehors, il respira une goulée d’air. La librairie était située au bout de la rue des Écoles, là où les immeubles semblent en finir avec le Quartier latin pour s’ouvrir sur d’autres zones : la rue Monge qui monte on ne sait où, la boutique de pianos Hamm, qui s’avance comme l’étrave d’un paquebot, les derniers cinémas Action…
L’Arménien vérifia son portable. Un message du révérend père Sarkis. D’une pression, il rappela.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Un autre flic est venu me voir.
— De la Brigade criminelle ?
— Non. De la « B » quelque chose. Il y avait le mot « mineurs » dedans.
— BPM. Brigade de Protection des Mineurs.
— C’est ça.
Kasdan tiqua. Le rapport de Puyferrat, mentionnant l’empreinte de basket, était parvenu à Vernoux aux environs de 9 h. Il était 11 h. Le capitaine avait-il aussitôt contacté la BPM, pour que les gars encadrent l’interrogatoire des petits choristes ? Bizarre. Vernoux n’avait aucun intérêt à saisir une autre brigade.
— Le flic, comment il était ?
— Spécial.
— C’est-à-dire ?
— Jeune. Sale. Pas rasé. Assez beau. Il avait plutôt l’air d’un musicien de rock. Il a même joué de l’orgue.
— Quoi ?
— Je te jure. En m’attendant, il est monté sur le balcon. Il y a toujours les grands rubans jaunes. Il est passé dessous et s’est installé au clavier. Il l’a allumé et a commencé à jouer le début d’un tube des années 70…
Sarkis se mit à fredonner quelques notes de sa voix rauque. Kasdan reconnut le morceau :
— Light my fire, des Doors.
— Peut-être, oui.
Kasdan cherchait à visualiser ce flic. Un jeune gars peu soigné, piétinant une scène de crime et jouant un air des Doors dans « son » église. Pas banal, en effet.
— Il t’a donné son nom ?
— Oui. Je l’ai noté… Cédric Volokine.
— Connais pas. Il t’a montré sa carte ?
— Oui. Pas de problème.
— Qu’est-ce qu’il t’a demandé, exactement ?
— Des précisions sur l’heure de la découverte du corps, sur sa position, sur les traces de sang… Mais il voulait surtout interroger les gamins. Comme toi. Les gamins chaussés de baskets Converse.
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